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À Joan-Pèire Baquié et aux amis IEO de Nice :

LETTRES DE NOTRE ARCHIPEL. 1 Janvier 2006.

FEUX DE JOIE 2006.

« L’enfant à qui n’ont pas souri ses parents n’est pas digne ni de la table d’un dieu ni du lit d’une déesse. »
Virgile, 4e Eglogue.

Le marronnier de Noël.

En jargon journalistique, un marronnier est un sujet rebattu qui revient chaque année à date fixe. La débauche consommatrice de Noël en est un.

Cette année, c’est le déferlement des pères noëls qui dépasse toute mesure. Ils pullulent, ils montent aux murs, débondent sur les trottoirs, s’épanchent sur les boulevards.

Ces avatars de saint Nicolas, relookés pour le grand commerce américain sous le nom de « Santa Claus », comme une espèce envahissante, éliminent tout autre illustration populaire de la Nativité chrétienne. La crèche et le sapin régressent devant eux. Quant au petit Jésus, il ne fait pas le poids face aux barbus.

Même mon boucher a coiffé cette année le bonnet pointu rouge et blanc à pompon pour vendre sa viande, renouant ainsi avec l’authentique Saint-Nicolas, lequel est associé comme chacun sait à une histoire d’enfants livrés à la boucherie.

Saint Nicolas et les petits salés.

Saint Nicolas serait né à Pataras en Turquie vers 270, et mort en 343 à Myra, sur ces mêmes côtes anatoliennes. Il fut évêque chrétien et se fit connaître en protégeant la vertu de trois pucelles que leur père ruiné allait prostituer aux notables pervers -Ah, ces Turcs.- Mais son plus grand miracle aura été de ressusciter trois écoliers mis au saloir par un boucher peu scrupuleux sur la provenance de ses morceaux.

En 1087, des marins italiens se rendirent en cachette sur le tombeau du saint oriental et volèrent ses ossements pour les transporter à Bari, renouvelant ainsi l’exploit des Vénitiens qui subtilisèrent aux Égyptiens le cadavre de saint Marc pour le transporter (dans un tonneau de porc salé afin de déjouer les douaniers musulmans) jusqu’à Venise.

Nicolas était l’un des saints les plus vénérés de la chrétienté. Son mythe resurgit ensuite aux États-Unis, transporté par les émigrants protestants néerlandais. Il acquit une seconde célébrité sous le nom de Santa Claus. Le plan Marshall d’après-guerre l’utilisa et favorisa son implantation en une fusion syncrétique à l’anglo-saxonne avec les légendes européennes répandues au temps de Noël.

Une célèbre marque de boisson gazeuse en fit le support de sa réclame, sous l’habit que nous connaissons désormais, et popularisa ainsi l’omniprésent père Noël moderne.

Enfants-dieux, enfants-rois.

Lorsque j’observe dans les rayons jouets des grands magasins les caprices de nos chers enfants, je me dis que l’Église dans sa grande sagesse n’a pas placé fortuitement au lendemain de Noël le massacre des saints Innocents, associant comme toujours le mal et son remède (ne cherchez pas, le Massacre est fêté le 28 décembre).

L’enfant-roi, devenu marchandise, est la plus belle marchandise en cette époque d’infantilisation générale du monde riche.

Toutefois, ce n’était pas du père noël que je projetais de vous entretenir en ce solstice d’hiver, mais bien plutôt de la succulente bûche calendale. Étant bien entendu qu’avec le remplacement des cheminées par les poêles en fonte, les bûches authentiques et les souches d’arbres disparurent des celliers, supplantées par leurs succédanés, on n’arrête pas le progrès.

Cela dit, transformer un jour de fête religieuse en ripaille et beuveries n’est pas nouveau ni réservé aux seuls Chrétiens. On pourrait y voir une survivance des gaillardises ancestrales ; tout comme des esprits angéliques regardent les feux de voitures ainsi que des feux de joie solsticiaux. Lorsque s’allument les brasiers, il n’en faut voir que la lumière !…

Le paganisme du paysan.

En nous cantonnant dans notre hémisphère, et au plus près des climats méditerranéens qui régissent le calendrier, les rituels accompagnant le solstice d’hiver se rencontrent inchangés depuis plus de deux mille ans. En sachant toutefois que du berceau à la tombe, du matin au soir, au fil des saisons selon les travaux et les jours, rien n’échappa au contrôle de l’Eglise.

Christianiser les rites païens plutôt que les éradiquer aura été la sage démarche des autorités. La civilisation chrétienne, après le millénaire médiéval de pensée unique qui gouverna l’Occident, posa sa marque sur tous les aspects cruciaux de l’organisation humaine et fixa les rituels qui balisent les cycles temporels et vitaux.

Tandis que la société urbaine s’inclinait et adhérait au nouvel ordre, l’individu s’obstinait en son for intérieur et conservait sous le nouvel habillage les vieux schémas symboliques. Cette résistance profonde à l’ordre dominant massivement accepté s’incrustait particulièrement dans le monde rural, pour ne s’exprimer qu’au sein du groupe fermé de la famille ou de la classe d’âge. On en trouve trace dans les plaisanteries, les chants, les contes, les dictons, et les superstitions. D’une manière générale, les pauvres ne laissent rien à la postérité ; ce sont les lettrés, les bourgeois et les clercs, plus quelques nobles qui consignent, généralement pour condamner, enrichissant le registre des croyances populaires, du folklore, des moeurs naïves et attendrissantes.

Les dieux naissent au solstice.

La décision papale de fixer au solstice d’hiver la naissance du Christ fait l’objet d’innombrables études et publications.

Nous résumons : sous le pontificat de Libère, 36e pape, en 354, la date du 25 décembre fut avancée pour la première fois afin de fixer le jour de la naissance de Jésus. C’était le temps des querelles ariennes et de l’accession au pouvoir de l’empereur Julien (dit l’Apostat ou le Fidèle). Ce qui importait aux Chrétiens tenait dans la Résurrection, donc dans la mort du Christ. Pâques étant célébrée aux alentours de l’équinoxe de printemps, et compte tenu de l’opinion suggérant que la vie de Jésus avait duré un cycle temporel complet, c’est-à-dire, qu’il était mort le même jour de l’année que celui de sa conception (Annonciation le 25 mars), il suffisait d’ajouter les neuf mois de gestation normale d’une femme pour arriver à la naissance aux alentours du solstice d’hiver, le 25 décembre… La papauté se devait de ne rien laisser au hasard.

D’autres religions avaient révéré également la naissance d’un enfant mâle à l’instant précis du cycle solaire où la lumière commence sa phase de croissance. Au début de notre ère, Mithra lors de la fête du « Sol Invictus », Adonis, Attis, ont concurrencé Jésus pour régner sur le « Nouveau soleil ».

Romulus né d’un tison turgescent.

L’enfant mystérieux de la Quatrième Églogue de Virgile (écrite en 40 avant Jésus-Christ) prédit le retour des siècles glorieux parce qu’un garçon va naître dans Rome. “Cet enfant dont la naissance va clore l’âge de fer et ramener l’âge d’or…” Chant d’espoir du poète en des temps meilleurs, plutôt que vision prophétique.

Les origines de Rome sont imprégnées du mythe de naissances d’enfants mâles prédestinés. Plutarque dans la Vie de Romulus inventorie ces légendes et s’attarde sur l’histoire du roi d’Albe Tarchétius, laquelle renferme la plus ancienne mention d’une bûche posée dans la cheminée au premier jour de l’an nouveau.

Aux calendes de Mars, premier mois de l’année romaine archaïque, Mars étant dieu de la fécondation et du renouveau, vont naître les gémeaux Romulus et Remus.

Dans la maison du roi Tarchétius apparut, nous dit Plutarque, par volonté du dieu, une bûche surnaturelle en forme de phallus qui se dressa sur les braises et demeura dans l’âtre plusieurs jours.

Un oracle conseilla au roi d’accoupler une jeune fille à ce phallus, et prédit que naîtrait d’elle un fils très illustre, qui se signalerait par son courage, sa fortune et sa force (Romulus 2-4.). Tarchétius fit part de l’oracle à sa fille et lui ordonna de s’accoupler au tison monstrueux, mais elle jugea la chose indigne d’elle et envoya une servante à sa place.

La servante après s’être approchée de la bûche martiale, donna le jour à des jumeaux. Tarchétius les remis à un berger avec ordre de les tuer. Cet homme porta les enfants au bord du Tibre et les y déposa sous un figuier. Une louve vint régulièrement les allaiter, et des oiseaux de toutes espèces apportèrent la becquée aux nouveaux-nés. Vous connaissez la suite.

On relève d’autres récits mythologiques où la vie du héros dépend d’un tison singulier. J’ai longuement raconté l’histoire du tison de Méléagre dans « L’oiseau Nègre » (pages 91 et s). Le récit de Plutarque a le mérite de dévoiler sans vergogne ce « phallos » qui d’ordinaire doit rester caché aux yeux des non-initiés.

Ce que j’énonce ici ne surprendra nullement les familiers de l’oeuvre de Rabelais dont les compères usent et abusent du tison génésique et autre virolet à la barbe des censeurs.

Un étudiant suisse témoin essentiel.

Fort du patronage de Plutarque, nous pouvons à notre tour approcher la fameuse bûche de Noël qui nous rassemble aujourd’hui.

« Cette bûche est un outil magique essentiellement multiplicateur », confirme le savant Arnold Van Gennep dans son monumental Manuel de folklore français, dont le volume 7 est entièrement consacré aux usages de Noël. Plus de 315 pages ! (Ed. Picard). Ce rite solsticial, insiste-t-il, est « un acte magique à la fois fécondateur et apotropaïque, exactement comme il y en a dans les religions grecques, romaines, musulmanes, et toutes autres religions ailleurs dans ce monde. »(page 3143)

L’ouvrage de Van Gennep est également précieux en ce qu’il nous offre le plus ancien témoignage connu et la première description de ce rite de fécondité qu’est la bûche calendale en France. Il s’agit du récit de voyage du jeune Thomas Platter de Bâle (1595-1599) dans le Midi, et particulièrement à Uzès où il va séjourner plusieurs mois chez un notable. Thomas Platter se révèle attentif, ouvert et très intelligent aux autres. Etudiant en médecine, cultivé, comprenant le français et les dialectes d’Oc, il laisse de son séjour un document rare :

<< 24 décembre 1597, dans la soirée de noël, à la tombée de la nuit, nous allâmes collationner dans la maison de mon logeur, Monsieur Carsan. Ce personnage est papiste, ainsi que son fils ; sa femme et sa fille, en revanche, appartiennent à la religion réformée. J'ai donc vu qu'on mettait sur le feu un grand morceau de bois. Celui-ci est appelé dans leur langage languedocien un cachefioc, ce qui veut dire « cache-feu » ou « couvre-feu ». On procède ensuite aux cérémonies suivantes.>>

Avant d’aller plus loin, notons que le rituel de la bûche la veille de Noël, n’est pas particulièrement attaché à la religion des hôtes du jeune Bâlois. Par ailleurs, Uzès est situé dans le Gard, en Languedoc où le dialecte parlé est très proche du provençal. Van Gennep donne le texte original ainsi que la traduction. Je résume en français :

Quand la bûche commence à flamber, toute la maisonnée se rassemble près du feu, et le plus jeune, tenant dans la main un verre de vin, du pain, un peu de sel, et une chandelle allumée, récite l’incantation suivante :

« Où le maître de maison va et vient, / que Dieu lui donne beaucoup de bien / Et pas du tout de mal / Et que Dieu donne des femmes qui enfantent / Des chèvres qui chevrettent / des brebis qui agnellent / Des juments qui poulinent / Des chattes qui chatonnent / Des rattes qui ratonnent / Et pas de mal du tout / Mais force bien. »

Pour achever la cérémonie, tous crient ensemble : Allègre ! que Dieu nous allègre !

Venu d’Uzès, “où nous avons des nuits plus belles que vos jours”, ce texte unique du XVIe siècle sera confirmé longtemps après par des témoignages divers, notamment celui de l’abbé Jean-Baptiste Thiers en 1777 dans un recueil de Superstitions, repris poétiquement par Frédéric Mistral (Chant VII de Mirèio), qui attesteront que l’usage païen de la bûche se pratiquait de part et d’autre du Rhône indépendamment des religions et des autorités politiques du temps.

Chaque naissance est un lever de soleil.

Dans notre précédente Lettre, du 25 décembre, « Trois feux pour un solstice », Nous abordions déjà aux rituels de la bûche et tentions d’éclairer l’énigmatique nom du « cacho-fioc » des noëls provençaux.

Vous êtes quelques-uns à avoir apporté votre combustible pour l’entretien de la flamme.

Notre ami Joan-Pèire Baquié de Nice écrit :

À propos de Cachafuec / Gachafuec : Il existe comme vous savez une opposition sonore entre le « c » (prononcé k) et le « g » ; cette frontière linguistique est franchie allègrement par le niçois et le provençal qui donnent des mots tels que la « gamba » à côté de la « camba » (jambe) ; la « gorba » à côté de la « corba » (corbeille), etc. Pour en revenir au mot « cachafuec », il n’est pas étonnant que lui aussi soit passé de « g » à « c ». Un auteur niçois, ayant pour nom François COUGNET (1777-1855) utilise le mot « gachafuec » dans un de ses poèmes « Charrada nissarda » dans la graphie italianisante de l’époque :

« E cora vèn Calena es un d’achellu luech
Don lo monde si plas a faire gachafuech. »

Aujourd’hui tout le monde utilise le mot « cachafuec », et revenir en arrière me semble fort difficile. » Joan-Pèire BAQUIÈ.

Sylvette Bonnet d’Avignon (ou de Saint-Rémy ?) nous communique des documents extraits d’actes notariés du début du XVIe siècle et provenant du père de Nostradamus notaire à Saint-Rémy-de-Provence.

En consultant les registres de l’étude du tabellion, rédigés en latin, on rencontre ça et là des mots étrangers au vocabulaire classique. Ce sont des expressions locales qui relèvent du provençal. Ainsi, pour nous concentrer sur notre sujet, les mots utilisés pour désigner les bornes qui délimitent un champ, les termes de pierre plantée, sont écrits « agachon », ou « agachonat ». Toutes ces formes nous dit notre correspondante viennent de « Gacha », faire le guet, d’où « la gacho » qui signifie la sentinelle, la vedette, dans le vocabulaire du temps. (Nous pouvons aisément faire le lien avec les très redoutables hermès des Grecs érigés dans les jardins.)

Sur les sommets d’où l’on pouvait guetter (gachar) on allumait parfois des feux, feux de bergers que l’on appelait « gacha fuoc ».

Les archives de notre correspondante confirment nos précédents propos sur le sens profond de l’appellation de la bûche de noël dans le domaine d’Oc, « cacho-fioc » venant des antiques feux de guet que les réjouissances populaires allumaient aux solstices.

La traduction exacte de ce nom serait ainsi « émet le feu ».

Le rituel se voulait apotropéen (qui détourne le malheur) et porte-bonheur pour la maisonnée et les récoltes. Notez qu’il était interdit aux filles de s’asseoir sur la bûche.

Les ancêtres appartiennent à l’avenir et non au passé.

En conclusion, le folklore européen garde souvenir des feux que l’on allumait aux solstices. Feux de la Saint-Jean où se brûlaient les résidus des chènevières, et feux de Noël. Les premiers étaient des feux de joie populaire de plein air où se rassemblaient la jeunesse au temps des épousailles, « Lo gach de San Johan » en langue d’Oc.

Le feu solsticial d’hiver, lui, brûlait dans l’espace domestique et concernait la famille et la prospérité de la maisonnée.

Alors, le plus ancien de la lignée posait dans le foyer la souche, en adressant aux Invisibles les paroles de transmission pour que le dernier-né les reçoive à son tour et les prononce. C’était le « Gacha fuoc des Vigiles de Calendes ».

Les solstices, ces grandes Portes de l’année où le basculement du temps cyclique se percevait dans la progression ou la diminution de la lumière, étaient gardées par le Guetteur que les Latins appelaient Janus. Dieu très ancien au double visage, Janus, maître du triple-temps : un visage regarde le passé, un second pour observer l’avenir ; le troisième visage, invisible et insaisissable, étant celui du présent.

De Janus, nous avons conservé le nom de notre mois de janvier, les deux clefs des Portes confiées à saint Pierre, et la place des deux Saint-Jean, le 24 juin et le 27 décembre.

C’était dit afin d’entretenir la mémoire et replacer dans la grande et immémoriale chaîne de la transmission des hommes ce rituel sacré lié à la succession des cycles solaires.

Bonne année 2006 !


Lettres de notre Archipel

Jean-Marie LAMBLARD

jmlamblard@wanadoo.fr

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