Ce mois-ci nous vous proposons dans le cadre du 100 ième anniversaire du prix Nobel de littérature de Frédéric Mistral, un article en français de Joan SAUBREMENT, Co-Président du C.R.E.O.-Provence (section Régionale de l’IEO).
Nos attendons vos réactions… Joan-Pèire
Je suis félibre (depuis 1989) et occitaniste (président du CREO-Provence de 1997 à 2004) ce qui en Provence est encore considéré comme une incongruité alors que c’est largement répandu ailleurs, dans le Sud-Ouest notamment. Est-ce que cela me donne le droit de parler librement de Frédéric Mistral, d’extrapoler sur sa modernité et sur ce qu’il ferait s’il vivait aujourd’hui ? L’art de faire parler (ou vivre) les morts est un art à la fois facile (on peut leur faire dire n’importe quoi) et difficile tant le contexte actuel est différent. J’en ai accepté l’escomessa, sans savoir si je serais à la hauteur d’un tel challenge. Ce sera à vous d’en juger.
J’ai articulé cette conférence autour de quelques points-clés.
– Le succès de Mirèio et son influence sur Mistral
– Mistral et la langue ; son choix orthographique
– L’ambiguïté de Mistral face à la politique
– L’homme moderne
– La conclusion
Brève note biographique
Né et mort à Maillane (8 septembre1830 – 25 mars 1914) dans une famille de propriétaires terriens, il est issu d’un remariage de son père, avec Adélaïde (Delaïdo) Poulinet, Ne pouvant hériter du domaine qui revenait à son demi-frère aîné, Louis, il fit des études à Avignon où il rencontra Joseph Roumanille, son aîné de 11 ans, passa son baccalauréat à Nîmes puis il fit des études de droit à Aix où il obtint une licence.
Son goût pour la poèsie l’amena, toujours avec Roumanille, à créer l’Ecole d’Avignon (avec notamment Théodore Aubanel, Anselme Mathieu, Alphonse Tavan, Eugène Garcin) qui se réunissait parfois chez Giera, au Château de Font-Segugno où fut créé le Félibrige, le jour de la Santo-Estello, le 21 mai 1854, date symbolique et controversée de sa fondation (on sait que Roumanille n’y était pas et sur la photo, il n’y avait que cinq poètes). Le Félibrige ne déposa ses statuts que beaucoup plus tard, en 1876.
Mistral publia Mirèio en 1859 (il avait 29 ans). Le triomphe fut immédiat, le grand Lamartine contribuant à la renommée de Mistral qui fut, plusieurs années durant, la coqueluche de ce qu’on appellerait aujourd’hui le « Tout-Paris ». Dans les salons les plus huppés, des soirées étaient consacrées à la lecture de Mirèio.
Le succès de Mirèio et son influence sur Mistral
Hormis le cercle d’amis, connu sous le nom d’ « Ecole d’Avignon », rares étaient ceux qui pressentaient un tel succès de Mirèio. Adolphe Dumas, qui vivait à Paris et qui, au cours d’un voyage à la demande du ministre de L’Instruction Publique, Fourtoul, le découvrit presque par hasard (en écoutant la chanson de Magali et quelques strophes du poème, (lire Memòri e Raconte et Robert Lafont dans Mistral ou l’illusion), et surtout Jean Reboul, le grand poète nîmois, furent ses premiers intercesseurs auprès des journaux parisiens de l’époque (La Patrie, Le Siècle, La Gazette…). Tous deux connaissaient les salons littéraires à la mode, particulièrement Jean Reboul qui était l’ami de Lamartine et de Chateaubriand. Ils y introduisirent Mistral et n’eurent pas de mal à faire reconnaître, par un cénacle alors à l’apogée du romantisme, l’aspect à la fois géorgique et épique de Mirèio.
L’éloge de l’auteur de Jocelyn fut dithyrambique et le succès éclatant même si certains esprits chagrins reprochèrent à Mistral de l’avoir écrit en… patois (dans le 40ème entretien, Cours familier de littérature, sous le titre: Aparicioun d’un pouèmo epi en Prouvènço, Lamartine écrivit 80 pages élogieuses. Mistral, pour l’en remercier, mit un quatrin A Lamartino, en-tête de la seconde édition de Mirèio.). Au-delà du succès, il nous semble plus intéressant de savoir comment ce dernier interpréta l’accueil réservé à Mirèio. Certes, il est dans la nature humaine d’aimer être reconnu pour ce que l’on a accompli mais il nous paraît évident qu’il n’a jamais perdu de vue que ce succès était avant tout un énorme vecteur pour la cause qu’il voulait défendre, celle qu’il célébrera quelques années plus tard dans le fameux poème de La Coumtesso, en 1866. Ne jamais perdre de vue l’objectif à atteindre sera un trait constant de sa démarche et une première marque de son modernisme. Cette reconnaissance venue de célébrités comme Lamartine, non seulement écrivain mais homme politique reconnu (député républicain et membre du gouvernement provisoire) ne pouvait que servir la cause de la langue. D’autres comme George Sand, Alfred de Vigny, Alfred de Musset et Barbey d’Aurevilly chantèrent également ses louanges et s’il avait vraiment été sensible au chant des sirènes, à 29 ans, grand, bien fait de sa personne, dans son style de gentilhomme campagnard, il aurait pu se laisser tourner la tête et rêver d’une carrière parisienne à la Daudet. N’oublions pas qu’encensé, il fut, pour Lamartine et Barbey d’Aurevilly, considéré comme le nouvel Homère. Reconnu comme un démiurge parmi les Romantiques mais pénétré d’une sorte de mission sacrée – rendre aux Provençaux (o pastre e gènt di mas) , la dignité de leur langue contre les bourgeois qui ne l’employaient qu’avec leurs domestiques – il choisit, et c’est tout à son honneur, de retourner rapidement à Maillane.
Mistral, la langue et le choix orthographique
De nombreux exégètes, hautement qualifiés, se sont penchés sur ce délicat problème.
Quelle conception Mistral avait-il de la langue, de son aire géographique e de son orthographe ? Tout a été dit et son contraire sur ce sujet.
Écoutons le Maître de Maillane en 1976, dans la préface des Isclo d’Or, énoncer de manière éclatante son Credo concernant la langue d’oc et son aire géographique. Il avait 46 ans, une gloire immense et la plénitude de ses moyens intellectuels :
« … aquelo noblo raço qu’en plen 89 Mirabèu noumo encaro la Nacioun Prouvençalo, e coumprenènt souto aquéu noum touto la gènt de lengo d’O, coumo i tèms ancian, dès an m’apassiounère à dreissa lo Diciounàri de l’idiome dóu Miejour : un gros pres-fa, ami leitour, que, se lou bon Diéu vòu, menaren lèu à l’acabado. »
Il ne semble pas nécessaire d’en donner la traduction. C’est suffisamment clair !
Néanmoins, un certain nombre de faits, sauf à faire preuve d’une totale mauvaise foi, sont indéniables. En premier lieu l’importance d’Honnorat qui inspira largement Mistral dans sa conception du Tresor dóu Felibrige et sur le plan lexicographique. Il faut ici mettre l’accent sur les doutes très forts émis par Mistral sur le choix orthographique que voulait lui imposer Roumanille et qu’il finit, par accepter (hélas pour les uns, osco pour les autres). Ce ne fut pas sans un dernier combat d’arrière-garde comme en atteste sa correspondance avec Achille Mir. Ah ! Leis canestellos routo’ e leis paniers traucats de sa première version de Mirèio, sans parler ici des « r » de l’infinitif, des « t » du participe passé et les « s » du pluriel. D’autres traiteront la question, tant cette année de célébration du cent cinquantenaire du Félibrige et du centenaire de son Prix Nobel sera riche en conférences sur le Maître de Maillane.
Néanmoins, il est bon de rappeler que c’est entre le Congrès d’Arles, en 1852, et le Roumavàgi des Félibres, l’année suivante à Aix, que s’est posée la question cruciale du choix de la graphie, Roumanille parvenant à imposer ses vues à Mistral.
Ce qui ne devrait être que discussion de salon entre linguistes ou simplement entre amoureux de la langue, est en fait au cœur du débat, en Provence, même si ceux qui nous combattent font semblant de dire que la question est secondaire.
Ce préalable posé, on ne peut parler de Mistral et de la graphie dite mistralienne (peut-être serait-il plus judicieux de dire roumanillienne) sans revenir sur ses doutes.
Depuis la graphie archaïsante mais cohérente des troubadours, articulée autour d’une koiné, les écrivains, du 16ème au 18ème siècle, s’étaient laissés aller, chacun écrivant comme bon lui semblait. Certes, quelques philologues, conscients du problème, avaient publié leur dictionnaire : Achard en 1795, Garcin en 1823, Avril en 1839 et surtout Honnorat entre 1840 et 1848 qui, vu l’importance de son ouvrage à caractère encyclopédique, eut, comme nous venons de le dire, une influence sur Mistral lorsqu’il composa son Tresor dóu Felibrige.
N’oublions jamais qu’il avait une vision missionnaire de la langue et qu’il y englobait l’ensemble des Pays d’oc. Cette vision, bien évidemment l’amena à rêver à l’adaptation de sa graphie à cet ensemble. On sait ce qu’il advint de ce rêve, l’école Gaston Phœbus étant la dernière à résister avant que la graphie alibertine ne s’impose quasi totalement à l’ouest du Rhône. C’est ainsi que les anti-occitanistes expliquent, chez Mistral, sa vision miejournalo de la langue. Elle ne serait due qu’à son rêve d’adapter sa graphie à l’ensemble occitan. Ce caractère réducteur est en totale contradiction avec tout ce que Mistral a toujours écrit et, en fait, une insulte à l’homme que, par ailleurs, ils élèvent à la hauteur d’un Dieu.
Cependant, rêvons un peu… ! Imaginons que Mistral n’ait pas suivi Roumanille. Il n’y aurait ni Occitanistes, ni Provençalistes, ni Mistraliens, ni Alibertins. La question de la graphie n’existerait pas et tous ensemble nous pourrions œuvrer au sauvetage de cette langue si belle.
Ce qui, pour nous Provençaux, reste cependant un élément fondamental, même si la question de la graphie est importante et source permanente de conflits, c’est, chez Mistral, sa conception moderne de l’espandimen de la lengo, de son aire géographique. Dans une lettre à William Bonaparte-Wyse, il écrivit : « … la Provence, le Midi, qui forme le tiers ou le quart (de la France)… » montrant ainsi que dans son esprit, Provence et Midi, que nous appelons aujourd’hui Occitanie, ont exactement la même acception.
Dis Aup i Pirenèu e la man dins la man
Troubaire, aubouren dounc lou vièi parla rouman
Acò’s lou signe de famiho…
…Car de mourre-bourdoun qu’un pople toumbo esclau
Se tèn sa lenga, tèn la clau
Que di cadeno lou desliéuro.
À de nombreuses reprises, Mistral confirmera que pour lui, langue provençale, langue du Midi ou langue d’oc sont une seule même langue. Il suffit, pour s’en assurer, de relire Discours e dicho ou de reprendre quelques unes de ses citations :
Voulèn parla toujour
La lengo dóu Miejour,
Vaqui lou Felibrige
Jusqu’au Velai, fin-qu’au Medò
La gardaren riboun-ribagno
Nosto rebello lengo d’O !
On peut ainsi admettre que, si Mistral avait fait ce choix graphique, c’était principalement parce qu’il voulait que la langue puisse s’écrire de la manière la plus simple possible afin d’être lue par le plus grand nombre. Simon Calamel dans son livre La langue d’oc pour étendard, illustre parfaitement cette volonté en soulignant l’importance des Armana qui, pour n’être pas des œuvres d’une très grande valeur littéraire, n’en étaient pas moins d’authentiques succès populaires. Ce pas franchi, Mistral adhéra totalement au choix préconisé par Roumanille et se lança dans l’élaboration de son fameux Tresor dóu Felibrige qui, plus encore que Mirèio, résume le mieux sa personnalité et son rapport à la langue. Aucun autre ouvrage de cette importance n’apporte une telle richesse dialectale. Nulle part ailleurs ne fut à ce point illustrée sa conception de ce qu’est une langue naturelle ainsi qu’il l’explique dans son discours sur l’Empire du Soleil à l’Académie de Marseille, le 25 novembre 1882 : « Que nous reproche-t-on encore ? On reproche à notre langue de présenter des variantes, autant de variantes qu’il y a de centres de population. C’est la tout simplement une question de dialectes. Il y a deux sortes de langues, les langues académiques et les langues naturelles. »
La métaphore qui suit cette citation, évoquant la Grèce antique, est lumineuse.
« L’ancienne langue grecque était une langue naturelle, et comptait autant de dialectes que de villes principales. Homère, Pindare, Sapho, Platon, ont tous écrit en grec, mais ils l’ont écrit chacun comme ils le parlaient dans leur région. Cela ne les empêcha pas d’avoir réalisé, des chefs-d’œuvre.
Un jour, il est vrai, la langue grecque devint une, quand le roi Alexandre eut détrôné la liberté. Mais, à partir de là, la littérature grecque tomba aussi en décadence. »
Que l’on continue aujourd’hui, en Provence, à opposer les tenants de l’une ou l’autre des deux graphies alors qu’elles figurent toutes deux dans son TdF, est une aberration tant il est aisé de passer de l’une à l’autre. À cet égard, je vous invite à lire la remarquable préface de Guy Martin dans le dictionnaire provençal-français ainsi que le tableau comparatif donnant les clés de passage de l’une à l’autre, que le CREO vient de publier chez Edisud en octobre dernier.
L’ambiguïté de Mistral face à la politique
Ce sujet est délicat et les interprétations sont multiples.
On pourrait très bien appeler méfiance, d’aucuns diront lâcheté, le refus de Mistral de s’engager politiquement, en 1907 notamment, au moment de la Révolte des Vignerons. Au sommet de sa gloire, nombreux sont ceux qui le poussèrent à se présenter à la députation, son élection étant assurée. Il refusa toujours. N’oublions pas que, jeune étudiant à Aix et c’était de son âge, son premier engagement fut, en 1848, pour les Républicains.
Guerre éternelle entre nous et les Rois…
Du sang, si l’on veut être libre !
Car du sang généreux jaillit la liberté ! »
Ceci précisé, il y eut de nombreuses évolutions de sa pensée profonde en la matière. Effrayé, comme son père l’avait été des excès de la Révolution, il rejeta totalement la Commune et même son idéal républicain « plus je vois cette doctrine – la démocratie – se répandre, plus je deviens aristocrate », pour les mêmes raisons qui l’amenèrent à soutenir Badinguet et le parti de l’ordre, « Napoléon n’a pas d’homme en France qui lui souhaite plus de bien que moi »). Faisant référence aux élections en Espagne (Balaguer élu de justesse et Quintana battu, il écrivit : « Cela prouve qu’un poète qui se mêle de politique met le pied dans le guêpier. Enfin, en 1998, en pleine affaire Dreyfus, peut-être pour se venger de Zola qui n’avait pas toujours été tendre avec lui dans ses critiques littéraires, il prit le parti des anti-dreyfusards et donna même sa signature à la Ligue du Midi.
Néanmoins, certains écrits furent le reflet de son ambiguïté et de sa confusion comme ces deux poèmes aux thèmes contradictoires : l’un adressé à une Carliste espagnole, Dòna Maria de las Nieves, l’autre à une pasionaria de la Commune, Rose Bordas (de Monteux).
Les prises de position politiques de Maurras le confortèrent dans cette idée que ce monde-là n’était pas le sien, qu’il ne s’y retrouverait jamais, qu’il n’était pas fait pour ça. On lui reproche souvent d’avoir tout dit et son contraire, d’être royaliste ou républicain, de droite ou de gauche, partisan de la République ou de Badinguet, en fait sa répugnance à s’engager sur ce terrain, si l’on excepte son engouement juvénile de 1848, tout cela était surtout un moyen de se protéger sur un terrain qu’il ne maîtrisait pas et qu’il ne maîtrisera jamais. Ratissant large, il écrivit en 1870 ; « Le Félibrige ne peut être que girondin, fédéraliste, religieux, libéral et respectueux des traditions. » (Fermez le ban !). C’est également de novembre 1870 que date le fameux Psaume de la pénitence, réclamant le retour à l’ordre. On trouve dans cette méfiance, surtout lorsque éclata la Révolte des vignerons, en 1907, cette volonté de ne pas perdre ce qui était sa raison d’être. Il ne voulait pas, dans un combat qu’il jugeait incertain sinon perdu d’avance, mettre en jeu ce qu’il avait mis une vie entière à bâtir, ce qu’il considérait comme son véritable combat, en un mot, son héritage littéraire. N’oublions pas non plus qu’il avait alors 77 ans (2 fois le chiffre 7, chiffre sacré chez Mistral).
Il eut pour ces vignerons des mots qui peut-être dépassaient sa pensée, disant qu’il s’agissait là « de revendications sans nationalité de marchands de vin », même si, dans un télégramme envoyé juste avant la manifestation, il les qualifia aussi de Patriotes. En fait, il ne voulait surtout pas courir le risque d’être pris dans un engrenage dont il ne pourrait plus se sortir. Cependant son âge n’explique pas tout car cette crainte, cette méfiance vis-à-vis de la politique sera toute sa vie une constante. Déjà, au moment de la création du Félibrige, il l’avait exprimée en s’éloignant d’Eugène Garcin qui venait de publier « Français du Nord et du Midi ». C’est, en 1868, par réaction aux accusations de séparatisme qui suivirent la publication de Calendau, qu’il écrivit le Tambour d’Arcole.
C’est également ce sentiment intuitif qui l’incitera à ne pas se mêler, en 1909 à Saint-Gilles de la destitution de Devoluy. Il savait le terrain miné et le risque encouru trop important malgré l’estime qu’il portait à ce Capoulier qu’il avait lui-même choisi.
En fait, si Mistral ne se sentait pas fait pour ce qu’on appellerait aujourd’hui la politique politicienne e qu’il nommait poulitico empurarello, il avait néanmoins un sens politique aigu dès qu’il s’agissait de défendre une idée à la hauteur de ses ambitions et de son talent. C’est sous cet angle qu’il faut voir le rapprochement occitano-catalan. Les idéaux étaient communs : reconnaissance d’une identité, d’une langue et d’une culture. Avec un siècle et demi d’avance, c’était une véritable préfiguration de l’Europe en devenir.
C’est dans cet esprit que Mistral, accueillant Balaguer et une délégation catalane prononcera à Saint-Remy de Provence le 9 septembre 1868, son fameux discours aux félibres catalans : Çò que voulèn ? escoutas-me. Néanmoins, comme souvent, tout attaché qu’il fut à ses idées, Mistral ne put s’empêcher, en concluant, de lever son verre à la France, notre mère !
Dans son discours de Marseille, en 1882, sur l’Empèri dóu soulèu, il associera l’Italie, la Roumanie et l’Espagne à cet empire, y voyant Marseille comme capitale de la Latinité.
Même si les références à la France éternelle, à la mère patrie, sont récurrentes chez Mistral – ce qui plairait aujourd’hui aux souverainistes – une telle vision européenne ne pouvait qu’être la marque d’un homme moderne et si cette Europe du Soleil qu’il appelait de tous ses vœux n’englobait que des pays latins, cela tient essentiellement au fait que la France sortait à peine du désastre de Sedan. Il y a fort à parier, qu’aujourd’hui, Mistral serait un Européen convaincu et non pas souverainiste. Claude Mauron a sans doute raison lorsqu’il dit que Mistral était plus géopolitique que politique. En fait, il était un incontestable visionnaire.
L’homme moderne
Dans ce dernier chapitre, nous aborderons son rapport à une langue que tout le monde, paysans, ouvriers mais aussi bourgeois, connaissait et qui était encore la langue de la vida vidanta. Son immense connaissance de la diversité dialectale laisse à penser que, selon l’endroit où il se trouvait, il pouvait s’exprimer dans le parler local et certainement pas dans le rhodanien littéraire de ses écrits. Il y a fort à parier qu’il rirait bien, au spectacle d’escolo felibrenco marseillaises, varoises ou alpines enseignant à leurs élèves le parler rhodanien.
Il est tentant d’imaginer ce que seraient les prises de position de Mistral s’il vivait à notre époque. Est-ce qu’aujourd’hui, il serait provençaliste ou occitaniste ?
Avant de parler de modernité, il nous paraît important de relever le caractère intemporel de son œuvre qu’il s’agisse de Mirèio ou de Calendau, en particulier.
Les thèmes qui y sont traités sont éternels et il y a du Shakespeare et un parallèle avec les amants de Vérone dans Mirèio – c’est le thème du statut social et de l’impossible amour – comme il y a du contemporain dans la volonté régionaliste, décentralisatrice et à coup sûr anti-jacobine de Calendau. L’émergence du sentiment identitaire y était même prémonitoire.
On retrouvera ces idées dans le manifeste régionaliste (d’Amouretti et de Maurras), en 1892.
Traiter tout au long de son œuvre de problèmes intemporels est bien la marque d’un esprit moderne au sens non passéiste du terme et l’utilisation comme décor, des Alpilles, de la Crau et de la Camargue pour Mirèio ou de Cassis et de l’arrière-pays pour illustrer Calendau ne sont en aucun cas des aspects localistes ou réducteurs de son œuvre. Ils ne peuvent pas occulter l’élévation de pensée ni, en la circonstance, la vision universelle de Mistral. Ces paysages n’évoquent-ils pas ceux de la Grèce antique, même s’ils peuvent donner l’illusion d’un paradis perdu ?
Robert Lafont, parlant de Calendau, illustre bien ce propos : «…Calendal a été écrit dans un esprit de très grande généralité, quoi qu’on en pense. Sa destinée ne fait que commencer. Quant à l’action provençale de ce temps-là, cela, c’est une autre histoire. L’Histoire. Sans la poèsie.»
Cela dit, on peut, sorte de contre-exemple à sa modernité, faire le reproche à Mistral, lorsqu’en 1868, à Saint-Rémy de Provence, présentant aux envoyés de Paris, les revendications des Catalans et des Provençaux, d’avoir mêlé la défense du costume régional à celle de la langue et des traditions historiques. Robert Lafont, et on le reconnaît bien là, y voit chez Mistral, une sorte de réflexe inconscient anti-féminin puisque ici, il n’est fait allusion qu’au costume arlaten.
Nous penchons plutôt pour un aspect particulier de la personnalité de Mistral : cette totale ambiguïté dans son approche de la femme, remontant à son enfance et à ses rapports avec sa mère Délaïdo. Mireille Durand, dans le film Mistral, écrit par Jean-Pierre Belmon et réalisé par Alain Glasberg, évoque parfaitement tout ce qu’il y avait de troublant (ou de trouble) dans ce lien très fort, quasiment charnel entre Frédéric et sa mère.
Il a vraisemblablement influé sur son comportement dans sa vie d’homme mûr. Il y a fort à parier que ses nombreuses conquêtes furent souvent passagères (n’oublions pas qu’il avait beaucoup de charme et qu’il était à l’apogée de sa gloire) mais que ses véritables passions, particulièrement celle qu’il voua à Valentine Rostand, furent surtout platoniques et qu’il s’agissait plus d’une quête éperdue d’un idéal inaccessible que le simple désir d’une liaison au sens où nous l’entendons aujourd’hui. En elles, il recherchait surtout la beauté, l’éclat, parfois l’osmose intellectuelle et le partage d’une même passion pour la poésie. Certes, sa correspondance avec Valentine Rostand, a montré que cette quête pouvait l’accaparer entièrement, mais Mistral, quoique perturbé par cette longue et douloureuse liaison, est finalement resté en phase, malgré quelques périodes d’apparent silence littéraire, avec l’objectif qu’il s’était fixé, c’est-à-dire la défense de la langue.
Un fait autrement important est à relever chez Mistral. Il touche à l’essentiel et c’est à ce titre que l’on peut affirmer qu’il était résolument moderne. Quand on lit La Comtesse ou le serventés Aux poètes catalans et qu’on transpose ces deux poèmes aux discussions européennes d’aujourd’hui sur l’adoption de la Constitution, on est frappé de voir à quel point ils sont actuels. On y est en plein, partagés entre souverainistes qui ne veulent rien lâcher, fédéralistes modérés souhaitant plus d’autonomie mais dans un cadre ne remettant pas en cause la nation, et d’autres enfin rêvant de séparatisme, véritable marchepied vers l’indépendance. Mistral était évidemment modéré et toute audace était contrebalancée par une référence à la France éternelle. Une note de Calendau, affirme (cf. R. Lafont) que les populations du Midi (l’Occitanie ?) étaient prêtres à former un Etat des Provinces-Unies et qu’elles n’auraient pas désiré que la fusion avec le Nord allât au-delà de l’état fédératif , mais Mistral y aurait sans doute ajouté son couplet habituel sur la Mère patrie.
Conclusion
On perçoit, dans le propos précédent, le fond de sa pensée mais il sera encore plus clair dans une lettre (sorte de testament politique) adressée à son ami et confident Bonaparte-Wyse, le 1er mars 1865, que publia Jules Véran dans La jeunesse de F. Mistral.
« … Si le cœur de nos vaillants amis avait battu à l’unisson du mien sur la question provençale, nous aurions peut-être accompli quelque chose… Nous aurions préparé, accéléré le mouvement fédératif qui est dans l’avenir. Non pas que j’ai l’idée niaise de rêver une séparation d’avec la France. Les temps futurs sont à l’union, non à la séparation. Mais aussi et surtout ils sont à la liberté, à la liberté des races, des cités, des individus, dans l’harmonie… N’est-il pas évident pour tous ceux qui réfléchissent que l’Europe – même en conservant ses rois et ses ducs et ses empereurs – court à l’union républicaine. Si, au conseil des amphictyons européens, la France était représentée par 30, la Provence, le Midi, qui forme le tiers ou le quart de ces 30 unités, aurait donc 10 voix ou 7 voix au chapitre. Et voilà tout. Mais les félibres se moquent de cela comme de l’an 40. – Seulement, comme rien d’inutile ne se produit en ce monde, je suis convaincu qu’à un moment donné, de cette semaille (sic) littéraire et linguistique naîtra quelque homme de génie pour en tirer parti. La terre des Mirabeau, des Thiers, des Garibaldi, ne jettera pas, toujours au service de ses voisins la sève géniale de ses fils. Amen ! »
Les Jean Monnet, Paul-Henri Spaak, Robert Schuman, Alcide de Gasperi sont venus, vous connaissez la suite !
Un peu par provocation, j’ai envie de poser la question : Aujourd’hui, Mistral serait-il provençaliste ou occitaniste ? La question est stupide !
Il serait tout simplement européen !
Joan Saubrement (Nîmes le 6 juillet 2004 – Vitrolles 16 novembre 2004)