Amics occitans, la cronica Ribon-Ribanha d’ancuei titrada “LA TEMPTACION DE LA FUGIDA” (version en francés) v’es prepauada da Miquèl de CARABATTA, Professor d’Occitan-Lenga d’Òc a Niça e sòci de l’IEO-06. Asperam tanben lu vòstres escrichs per li cronicas futuri, que sigon racòntes dau passat ò dau quotidian, articles jornalistics, galejadas, poesias, cançons, scenetas de teatre, bandas dessenhadi…..
a l’adreça : ribonribanha@yahoo.fr
“La garderem ribon-ribanha, nòsta rebèla lenga d’Òc !”
Per legir “LA TEMPTACION DE LA FUGIDA” en niçard : http://ieo06.free.fr/spip.php?article3970
LA TENTATION DE LA FUITE
« Oh ! ma pauvre Nissa, tu as perdu ta fleur… »
Noël Varro (1) , alias Gian Calena, chanson « Nissa Rebela »,
Parodie de « Nissa la bella » de Menica Rondelli.
in : « La Ratapinhata Nòva », février 1976.
I’m back down town…
Nice Côte d’Azur. La Promenade des Anglais, patrimoine mondial de l’humanité… « Le palmier, emblème de Nice », proclame une universitaire niçoise. « En 1792, Nice redevient Française », comme dit le conférencier « biographe passionné de l’histoire des deux Empires »… « Des caméras vous protègent et vous aident à circuler… »
# I love Nice (but i preferred your sister). Alors …
Maintenant c’est la nuit, le béton et Pasteur (2) . Je descends à Nissa par la Pénétrente (pénétrante-trois !). Il y a déjà longtemps que j’ai vendu la DS, pourtant…
Je roule comme une ombre ; puisque je descends de Ribassiera, je ressemble vraiment à un Barbet ! Mais moi, je n’allume pas de Gitane, vu que ça fait déjà pas mal d’années que je me suis dépêtré de la toile d’araignée des multinationales du cancer et du businès de la crise cardiaque. De toute façon, je fumais des Gauloises, alors…
Pas d’étincelle dans la pénombre, donc.
Je rentre dans ma ville. A la radio ils ne racontent pas de bêtises, de toute façon j’écoute France Culture : pas de publicité, pas de sport, pas de faits-divers ou de chiens écrasés ; le pied ! – je me fais vieux, comme le Gé de Péglion… je conduis encore un moment, tranquille dans ma bulle à quatre roues, mâchouillant toujours un brin de paille « de là-haut », dernier lien avec le Chant du Monde.
Maintenant, il faut que je fasse gaffe au radar. Il est là, patient comme un crapaud avec son œil glacé ; il attend la faute, il attend le moment d’inattention, il sait que « avec le temps les nèfles mûrissent ». Cent fois, mille fois ; encore une seule ! et il crache son éclair baveux. Il m’est déjà arrivé de me faire emplâtrer. Si on veut rançonner les braves gens d’un impôt supplémentaire et remplir les caisses de Parissy-Lamonnet, il faut bien qu’il y ait des pigeons.
Welcome down town.
Voilà, je m’approche du parc-autos ; resplendissant de modernité, de rationalité, entièrement automatisé : tu rentres ta voiture dans un boxe, il vient te la chercher sur un plateau, et il va te la ranger dans ses alvéoles. Quand tu en as de nouveau besoin, il va te la chercher et il te la ramène sur un plateau ! J’ai tapé les codes. Je regarde la voiture qui s’enfonce toute seule dans une obscurité grinçante de poulies, de chaînes et de portes de fer. Ban ! elle disparaît dans la cage de l’ascenseur. Je me retourne vers le hall d’entrée, panier au bras, paille en bouche et chapeau sur la tête… tout à fait « Le Rossignol qui vole ! »…
Il y a une femme. Jolie.
Elle a été jolie, ça se voit. Mieux que ça ; une belle femme, mince, fine, vive, agile gracieuse et, un charme fou. Elle est un peu vêtue à la Janis Joplin ; fanfreluches, robe colorée, châle d’indienne ourlé de franges de coton qui se balancent avec les boucles, les colliers et les bracelets fantaisie qui tintent comme un petit carillon.
Elle ne me voit pas.
Je la regarde. J’essaie d’attraper son regard, mais ses yeux me fuient ; ou plutôt, ils regardent à l’intérieur, sans voir ce qui se passe autour d’eux. Elle fredonne je ne sais quelle chanson et sa chevelure ondoie au rythme de sa tête qui dodeline.
Je la regarde. Les traits de son visage sont délicats, malgré une maigreur et quelques rides qui commencent à s’en prendre à la candeur d’une jeunesse qui s’éloigne déjà. Mais ses yeux… Une princesse abyssinienne. De longues amandes ourlées de noir et des cils aux reflets bleuâtres, comme les barquettes de Saint Jean, et qui palpitent à chaque battement comme les bras des méduses. Et au milieu de cette corolle, le brasier de l’iris de la Gorgone.
Elle est assise sur un coin de trottoir peint de bandes jaunes et noires, le dos appuyé à un pilier de béton. Elle est pelotonnée là, accroupie ; ou plutôt écroulée, jambes croisées, torse penché sur le côté, mains qui volètent autour d’elle comme des oiseaux effarouchés, agitant une longue prosodie dans cette chapelle de la Sainte Automobile, vide et sonore, éclairée d’une lumière crue, froide, cassante comme du verre.
Elle marmonne dans une langue incomprise, et pour un auditoire absent – à part moi qu’elle ne voit pas – sa péroraison délirante.
Je la regarde. Seuls ses yeux me voient. Son esprit est ailleurs. Et pourtant, chaque fois que je parviens à attraper son regard, la braise me foudroie le cœur. C’est cela être « médusé », se trouver sous l’œil de Méduse…
Et l’orage éclate. Tout d’un coup, elle se met à gueuler et sa voix tonne dans les basses ; elle lance des éclairs furieux qui fendent les nuages noirs de son angoisse et hurlent son manque. Ses cris de désespoir vont frapper les murs, rebondissent sur leur indifférence marmoréenne et vont se perdre dans la nuit de la rue vide. Seuls quelques rats retournent s’abriter dans le caniveau, délaissant repus les miettes de leurs repas. Une canette de bière roule et tinte lentement parmi les déchets éparpillés.
Je parviens enfin à m’extraire de cette scène. Je me sens gêné d’avoir observé cette femme ; de lui avoir peut-être fait honte. Mais non ; si elle est là c’est bien parce qu’elle a depuis longtemps abandonné ces sentiments et conventions sociales. C’est sans doute moi qui suis embarrassé d’avoir prêté attention à cet être infortuné, non tant à cause de sa déchéance, de son abandon, mais parce que j’avais vu – cherché ? – dans un être détruit, ce qu’un homme cherche dans une femme, la beauté, la séduction.
Elle s’est blottie, repliée dans l’angle du pilier. Personne n’éteint les feux, la scène ne s’arrête pas, nul rideau ne s’abaisse. Je sors du sas d’entrée du parc-autos comme on sortirait d’un petit théâtre de la tragédie, le cœur en déroute, la gorge serrée… Comment est-ce possible ?
Et pourtant, elle se l’est prise en pleine figure, la main gauche du destin. Il y aurait donc, sur quelque Olympe des Paisibles Collines de Nissa, une déesse occupée à distribuer des baffes ? On sait que les déesses jalouses aiment à châtier la beauté des femmes… Ou bien serait-ce le hasard, ou la génétique ; faiblesse de la personnalité, propension à l’addiction. Et si ce n’est pas le hasard, serait-ce la nécessité de la meule sociale qui écrase les malheureux ? Ou plutôt le mélange enchevêtré de tous les déterminismes et de tous les aléas d’une vie. En tout cas, la puissante métaphore d’un monde schizophrène, écartelé entre la foi aveugle dans le progrès et la fabrique de la misère.
Assister ainsi à l’écroulement d’une existence… et s’en retourner à la maison, pensif, « le panier au bras ». Deux cents mètres à parcourir et pousser la porte d’un foyer affectueux, sûr, abrité, chaleureux ; cuisine, bain, toilettes, bibliothèque, musique…
Mais, chassé du paradis champêtre de Ribassiera, il me faut traverser les cercles de la fange urbaine avant de fermer la porte derrière moi.
Les canettes de toutes sortes de bières jonchent le sol du trottoir, les carrés des orangers et des plantes vertes qui essaient encore d’embellir la rue. Déversées à terre, des giclées écumantes font aux canettes comme des queues de comètes. Cette carte du ciel de l’ivrognerie est tachetée d’étoiles blanches : les gobelets de carton piqués d’une paille, estampillés d’une marque de tord-boyaux américaine.
Marquetingue bien pensé, de-ci de-là sont les sachets – pas de plastique, hein, conscience écologiste oblige ! – qu’on vous offre pour trimbaler la boisson avec le cornet de pommes de terre frites à l’huile de synthèse, et le mauvais sandwich empesté de sauces puantes, enveloppé dans sa coquille de polystyrène. Tout ça est abandonné là, et fait la publicité d’une saine concurrence entre l’enseigne du clown (le paillasse multinational) et celle de Monsieur K, le vieux qui fait la risette. Tout ça est donc là qui fait en définitive la promotion de tous les autres pourvoyeurs du gavage du bon peuple. Le tableau ne semble pourtant pas achevé, il me manque quelque chose… Ah ! le voilà, le carton de pizza !
Je continue. Chaque dix ou vingt mètres, il me faut enjamber les flots d’urine qui s’écoulent depuis le mur du haut jusqu’au caniveau. Le béton, le goudron, tout est imbibé de cette odeur de pisse rance qui pique le nez et prend à la gorge. « Qui mange bien cague bien » dit-on. Et qui boit bien pisse bien, peut-on répondre : la bière est devenue la boisson des pauvres. Elle a pris la place du gros rouge, de l’assommoir, c’est elle qui estourbit les soucis, les tourments, la peur – et elle fait pisser. Je repousse du pied une bouteille de vodka vide. Ça aussi ça peut aider.
Je pense à la princesse anéantie. Parfois, les scènes sont plus scabreuses. Dès la tombée de la nuit – et parfois en plein jour – le sas du parc-autos sert de salle de shoot. Dans l’éclat soudain des phares, on voit des types accroupis, pantalons montrant des fesses blanches – « le décolleté du plombier », comme dit Patrice du Cros. Mais les outils qu’ils utilisent ne sont pas les mêmes. Manches retroussées, bras garrotés, seringue tremblante à la main, ils s’occupent à faire pointer une veine et ne s’inquiètent même pas de tes allées et venues. Ils sont ailleurs.
Je continue. Je passe devant une affiche publicitaire qui me fait penser à une autre femme. La photo monte et descend dans une sucette de verre et d’aluminium. Dans la fenêtre illuminée, le visage d’une fille, blonde, sportive, souriante, épanouie, fait la louange du « Bon Jeûne » ! Ou comment continuer de payer si vous cessez de vous goinfrer… L’ironie confine au cynisme mais le message lui, n’en a cure ; il continue de sourire et apparaît en alternance avec je ne sais plus quel autre fantasme ; c’est tout autant le manège de la consommation que la lanterne magique de la culpabilité. Je revois les personnages du coucou de ma grand-mère qui allaient et venaient eux aussi, mais frappaient quant à eux les heures d’un autre monde… Pas forcément meilleur.
La femme dont je me souviens – pour en revenir à elle – aurait voulu ressembler à celle de la publicité, justement. Elle s’est donné des airs de Californienne : queue de cheval qui dépasse de la casquette de baise bol, petit blouson sur un tricot moulant les seins, pantalons de Jeans fripés, et une paire de rouleurs aux pieds ! Mais cette Californie-là est effondrée dans le sas, dos au mur et les jambes allongées dans le passage des voitures. Elle est entourée de tout un attirail d’accessoires répandus au sol, tout le spectacle du bric-à-brac et de la misère des junkies ; et le chien aussi qui somnole, pendant qu’un pauvre minable essaie de chourer à sa maîtresse je ne sais quel trésor. Elle tâche de le tenir au large. Une voix engluée peine à sortir de sa bouche ronde, noire comme un puits et vertigineuse comme un tourbillon. Et au dessus, les yeux, noirs, ronds eux aussi, comme deux bouches vides et édentées. Les marques de la baffe ; celle de la main gauche du destin qu’elle s’est prise en pleine figure, elle aussi.
Je continue. D’un coup de pied rageur, j’envoie valser une seringue abandonnée. Je tourne sous le pont de chemin de fer et le petit courant d’air de l’Avenue chasse enfin l’odeur de pisse, de merde et de vomi.
Passée la rue Estrilha de Lísola, je me retrouve devant un monceau de déchets. Des cagettes, des cartons, des emballages vides, des films plastiques, le tout entassé avec un goût des couleurs et des volumes quasi conceptuel. C’est là le rebut des produits industriels agro-alimentaires pré-transformés, prêts à cuire, témoins du progrès, de la rationalité et de l’efficience de l’art culinaire d’aujourd’hui. Le fastefoude « conceptuel » ainsi chargé de la décoration nocturne du carrefour, qui est un Chicken allal, est le concurrent mahométan de l’évangéliste Monsieur K, celui qui nous fait la risette une centaine de mètres plus bas sur l’Avenue – et dont j’ai déjà parlé. Quel beau raccourci de l’extravagance culturelle contemporaine : « en même temps » la haine farouche, et la singerie servile du standard nord-américain… « Chicken – Chicken ; Taste is a passion » (sic) ! Tout un programme…
Toutes les religions – celles du Livre comme de l’économie politique – chacune veut nous vendre sa marque de beignets de moignon d’ailes de poulets. Poulets au cul cousu, nourri de poudre de bouse et de mouton lyophilisé, produits industriellement de l’autre côté du globe, bien entendu. Tout cela est pensé, analysé, planifié, rationalisé, normalisé et livré à flux tendu. Même plus besoin de cuisinier. Et on voudrait nous faire passer cette émulation gastronomique comme la preuve des avancées de la tolérance et du « vivre ensemble » dans notre société ouverte et multiculturelle…
Je sens monter une vague de nausée ; je pense à cette mastication écœurante de bouches compulsives, à ces filles dans le tramway, enflées de pommes de terre chips, et qui vous soufflent au nez une haleine empuantie d’oignon artificiel, de molécules de lardons ou d’herbes de Provence ; je pense à cette rumination perpétuelle de chouingomes, à cette génération empiffrée de pizzas, de burguers, de kébabs… SSG : Le Sel, le Sucre et le Gras, la sainte trinité de la malbouffe et des coprophages (3). SSG… Obésité et diabète contemporains en lieu et place de la malnutrition et de la maigreur des FFF : les Froid, Faim, Fumée de nos ancêtres. Et là, nous retournons à la sucette du Bon jeûne. Encore une belle métaphore du progrès !
Je continue sur le trottoir. Sur la chaussée il y a un espace de garage des deux roues. Les barres d’attache ont disparu sous un autre entassement. C’est le rebut des biens de consommation de masse : canapés écroulés, matelas épuisés, frigos, fours ou autres électroménagers démantibulés, jouets brisés, reniés, abandonnés, sacs crevés laissant échapper la mode d’il y a trois mois, etc. Tout ça acheté en masse et à bon marché, obsolescent avant la fin du crédit, traquenards où vient s’engluer la gueusaille, fantasme d’eldorado de pauvres types, d’immigrés éblouis par le miroir de l’abondance et de la possession à foison et à l’œil.
Pied de nez du monde contemporain, ce gaspillage effréné, diahrée diluvienne et vomissure dégoûtante de la société de consommation, est désormais la marque – le stigmate – de la misère.
J’arrive devant le n° 1 (rien à voir avec l’Osteria de la chanson italienne). Depuis que les marchands de sommeil ont fait main basse sur une partie de cet immeuble, c’est devenu un ghetto d’Africains, de Maures, de « primo-arrivants » de toutes sortes. De toute façon, on dirait qu’ils ont été réunis là selon la couleur de leur peau, leur degré de décalage avec la société occidentale. Tu parles d’une mixité sociale… par la force des choses, le bel immeuble bourgeois est devenu la favela des tribulations et turpitudes d’un microcosme d’affreux, sales et méchants, avec sa cohorte de cris, de scènes de ménages, de baffes, de trafics, de gesticulations, de peurs et d’effroi.
La porte d’entrée est entrouverte, comme d’habitude ; il y a déjà longtemps que la serrure a été cassée et les panneaux de menuiserie éclatés à coups de pieds. Un coup d’oeil dans la pénombre me confirme que ça va de mal en pis. Les gravats, les meubles boîteux s’entassent toujours contre le mur qui fait face aux boîtes à lettres défoncées. Des sacs d’ordures attendent là comme les étendelles sous le pressoir. Au sol s’écoule un de ces jus… première pression à froid ! Ça se mêle à l’odeur des égouts bouchés et crevés dans les caves, avec un parfum qui rappelle le bois pourri, le rat et la charogne. De temps en temps on lance un programme de travaux et, chaque fois, tout cela repart en quenouille.
Je continue. Je passe devant le Secours catholique. Heureusement, à cette heure-ci il est fermé. Je pousse ma porte… Du parc-autos jusqu’à la maison, quel rode mouvi !
« C’est beau une ville la nuit » écrivait Machin…
Le jour c’est différent. Ça rappellerait plutôt une foire, à la Brueghel ; une multitude de petites scènes posées dans le tableau de l’espace piétonnier, du pont de chemin de fer, de la voie du tram et des rues voisines. On y voit disséminés des canailles qui se querellent, des couples qui se cherchent, des types en quête d’un cul, des grognasses en chaleur, ou qui font les saintes nitouches, des buveurs qui trinquent, des cris, des menaces, des fuites, des palabres de vauriens, des injures, des complots, des échecs, des succès de minables ; qui dort, qui gueule, qui hurle, qui tente d’arnaquer. Et avec ça, des timides, des honteux, des m’as-tu-vu…
Mais derrière Brueghel se profile la vision du monde grimaçante de Jérôme Bosch, la cour des miracles, la danse macabre, le rictus de la Camarde qui agite les marionnettes des maquereaux, des trafiquants, des marchands de mort. Et la Nef des fous de ces types parcheminés, décharnés, qui poussent des charrettes de charlatan ou de marchands d’almanach, bricolées avec des poussettes d’enfants ou des Caddies de supermarché branlants, miroitants, tintinnabulants comme la mule chargée des reliques. D’aucuns pissent contre les murs ou dans le caniveau, à la vue des passants, d’autres chient ; une femme se soulage, cuisses ouvertes à la rue et discute, comme si de rien n’était, avec un gonze concupiscent…anéantissement de la dignité de l’être.
Affreux, sales et méchants… « Brutti, sporchi e cattivi », qu’ils disaient dans les années soixante-dix. Quarante ans plus tard les misérables sont toujours là. Passées les trente glorieuses, nous reste la honte. La société progresse…
Je me souviens d’un épisode survenu, avec ma femme. Nous rentrions à la maison un soir et, arrivant devant chez nous, avions trouvé un type qui pissait dans l’angle de la porte d’entrée. Comme je lui faisais remarquer que le lieu n’était pas très approprié, continuant à pisser et tournant la tête vers moi il me répondit : « Ch’t’emmerd !» ; sans comprendre la poésie, et même la beauté de sa métaphore, tout comme l’extraordinaire et concrète réalité de sa réplique ! Comme s’il n’y avait pas assez de souillures sur les trottoirs. Cependant, de retour du spectacle vers mon doux foyer, j’ai réalisé qu’on est toujours le « bourgeois » de quelqu’un, tout comme on est toujours l’idiot de quelqu’un…
Tous ces oiseaux de passage n’achèvent pas le bestiaire. Il y a aussi les sédentaires, les habituels, les semi-domestiques, auxquels les braves dames du quartier apportent le casse-croûte, qu’on reconnaît quand on va faire les courses, mais qui se délitent peu à peu : Une femme seule qui tentait de marcher dans la rue, comme si de rien n’était, mais qui en fait tournait en rond. Le vieux hirsute du pont de chemin de fer, assis entre deux Caddies, comme un fakir entre deux Compressions de César. Le cadre sup, petit cartable de cuir à la main, lunettes de soleil en serre-tête, qui semblait attendre qu’on vienne le prendre en covoiturage; et qui le lendemain matin attendait toujours; et chaque matin le visage un peu plus écarlate; et le regard par dessus les têtes, perdu dans un espoir, ou un désespoir… Les deux vieux gitans roumains, l’homme et la femme, attifés de haillons rapiécés comme les santons de la crèche et qui se chamaillaient , assis au pied d’un lampadaire, autour d’une canette, d’une bouteille, d’une cigarette. La fille qui est apparue à la fin du printemps dernier, belle, fraîche et pourtant déjà fêlée, avec sa belle valise à roulettes, regard fier, hautain, qui fumait avec élégance et un port délicat des cigarettes américaines, et qui depuis s’est dissoute, délitée dans ses deux mètres carrés de sous le pont, avant de s’évanouir, comme la fumée de ses cigarettes. Et qui est pourtant réapparue, un an ou six mois plus tard, sortie de nulle part, un peu plus égarée, un peu plus déglinguée, un peu plus hagarde… Comme ce dingo, loqueteux sale et noir comme un charbonnier, déguenillé comme une cloche et qui parlait tout seul, gueulant et insultant ses chimères au milieu des gens mi-effrayés, mi-ricanant, et qui finit un jour, les bras en croix, étalé de tout son long sous le pont de chemin de fer, déchiré par un grand éclat de rire.
« J’irai m’asseoir sur le trottoir d’à côté… » chantait Machin.
Avec certains, on échange quelques mots, bons ou mauvais. Il y en a un qui, avec la veste et le bonnet rouge, reste toute l’année déguisé en Père Noël. Il vient faire la manche au croisement, baratiner et taper les automobilistes qui attendent au feu. C’est comme ça que j’ai appris qu’il était du pays. Depuis je l’appelle « Le Levensan ». Un jour où je lui donnais la pièce, il a vu une douille parmi la poignée de monnaie que je sortais de ma poche. On a parlé chasse. Il est redevenu – l’espace d’un instant – un homme dans la société des hommes, et qui se serait bien envoyé un petit plat de daube de sanglier ! Pourtant, d’une année à l’autre, d’un mois à l’autre, l’Arlequin espiègle s’éteint, se fane, se ternit ; le bonnet du Père Noël s’est avachi, le visage s’est ridé, vieilli, décomposé comme les vêtements de ce lutin désormais voûté, recroquevillé et qui se meurt d’épuisement et d’ivrognerie.
Et la princesse déliquescente, je l’ai revue elle aussi, une fois où elle est venue me taper quatre sous. Elle n’avait plus la superbe de Méduse. Une petite femme, un peu timide, penaude, gênée de venir entreprendre les gens dans la rue. Je me suis arrêté, elle m’a parlé un moment. J’ai entendu sa voix habituelle, affublée d’un accent à couper au couteau, sorti d’un dialogue de Michel Audiard : « Ça m’fait chier d’faire la manche… Faut qu’j’sois un peu bourrée… ». J’ai pu ainsi entrevoir un reflet de son âme blessée, un écho du battement de son cœur, un reste du souvenir de l’éducation de la petite fille, venu frôler la révolte d’une femme sur la marge de la société.
Et ainsi tant de vies humaines, corps et cœurs, âmes et esprits abandonnés à leurs délires, à leur naufrage ; et qui viennent s’échouer là, sous le pont, se diluer dans l’indifférence ou la gêne des passants, se dissoudre au fur et à mesure que s’épuise leur tas de couvertures et d’édredons et qui de défaillance en défaillance vieillissent comme les papillons, se fripent comme des pommes cuites, crachent leurs dents comme des chouingomes ; personnages qui apparaissent un jour comme des marionnettes, vont et viennent jusqu’à ce que du jour au lendemain ils disparaissent, eux leurs bricoles et leur fatras, sans pourquoi ni comment, sans plus laisser trace de leur existence, repartis on ne sait où, chassés par on ne sait qui ; recueillis, protégés par personne. Tous ceux-là, comme tant d’autres, loques dont l’hôpital psychiatrique aurait dû prendre soin avant qu’ils ne deviennent complètement fous et finissent de sombrer… Mais l’hôpital ça coûte, ça ne rapporte rien.
Les jours où le local du secours catholique est ouvert, pour en revenir à lui, c’est une autre engeance qui s’attroupe devant la vitrine. Les désespérés ne s’y rendent pas. S’y regroupent ceux qui ont encore un élan, un but, même fragile ; ceux qui tiennent encore debout, même si c’est difficile. Là on les aide à se débrouiller des lacis de l’administration et de la justice. Pour la plupart, ce sont des Africains qui ont fui leur pays – ceux qui sont parvenus jusque chez nous. Les autres on ne sait pas. Ceux dont je parle ne sont pas encore avalés par les ghettos et plumés comme des grives par leurs compatriotes, le bistrot ou le coiffeur africain, le café barbaresque ; ceux-là n’ont pas même les moyens. La misère du soleil est venue rejoindre la misère au soleil ! Beaucoup de femmes aussi, souvent avec enfants, souvent seules, je veux dire beaucoup de mères seules. L’Europe de l’Est vient aussi frapper là. Beaucoup d’yeux bleus sous le foulard. Et parfois les grosse berlines noires, allemandes, qui viennent se garer là-devant, à la nissarde, en double file, pour surveiller la misère du monde… La société progresse.
Tout ça, toute cette tragi-comédie humaine se déroule sous l’oeil de crapaud des caméras « qui vous protègent » et des policiers, sans parler des milices de sécurité du tramway et des moyens de transport, des magasins, des salles de spectacles, qui accompagnent la mode des uniformes noirs et des têtes de cochons.
Et puisque j’en suis à râler, à geindre à propos de Nissa qui tombe vraiment de Carroube en Scylla – parce que je suis à Nissa, si j’étais ailleurs ce serait pareil – il est une question qui devrait tracasser tout citadin de Bellanda : Depuis le film de Vigo, depuis ce « point de vue documenté » en 1930, quelque chose a-t-il changé ?
De fait, les palmiers « emblèmes de Nice » ont poussé ! (moi ils me font plutôt penser à des balayettes à chiottes, et j’aime bien les voir crever du charançon qui leur bouffe le coeur). Les balayettes ont poussé donc – ou bien ont été remplacées, mais elles y sont toujours, et toujours plus nombreuses en vérité. De même que les Casinos, Négrescos, hôtels, palaces et restaurants de luxe, Palais de la Méditerranée, boîtes de jour et de nuit ; et même la Promenade des Anglais, noire d’une foule de promeneurs, de badauds, d’astiqueurs de chaises bleues. Et aussi les limousines (et parfois même les aumônes), et encore les ribaudes, celles qui ne vont pas se marier, et qui mènent le cancan, le branle carnavalesque et macabre, sans le savoir. Et la plage ; elle est toujours couverte d’une foule étalée au soleil jusqu’à s’en rôtir la peau et mûrir son cancer. Même la gitane avec son bébé – autre éternel santon de la crèche et du quotidien – qui vient mendier auprès des âmes tendres des jolies Dames et des vieux Messieurs.
Et derrière, ou en parallèle de tout ça, la troupe des balayeurs, nettoyeurs, agents à tout faire, garçons et employés de toutes sortes, et même les marchands à la sauvette de lunettes de soleil, vendeurs de fripes et de camelote, tout un petit peuple au service des « bourgeois », les petits, les moyens ou les grands…
Depuis Vigo donc, les générations se sont succédées, la mode a changé, mais le décor est toujours le même. Et derrière le décor ? Derrière l’image insistante, pensée, évaluée, améliorée et imposée de « petite Californie », de « bronze cul de l’Europe » comme on a pu dire ; et derrière ? C’est comme partout : les ghettos de miséreux, de galeux, de scrofuleux crasseux, vicieux, héroïneux ; et les taudis à la Ettore Scola, peuplés par la parasitaille des ignorants, par la gueusaille des fainéants, des ivrognes, toute la vermine de ces « salauds de pauvres », comme disait Marcel Aymé !
Si ce n’est que depuis Vigo, ils ne sont plus dans le Babasouc. La vieille ville s’est vidée de son peuple bariolé, les besogneux, les gueux, les réprouvés, qu’on a repoussés un peu plus loin, vers le Nord, en périphérie de la ville, dans les barres des banlieues. Le Babasouc du bas s’est ensuite vendu aux commerces de pacotille, de chiffons, de babioles, de falbalas et de fanfreluches ; enfin, il s’est vendu aux marchands de vide, de rien ; de rien de ce qui est nécessaire à la vraie vie quotidienne. Mais s’y est retrouvé tout ce que désirent avoir les rois de la comédie – les touristes – et l’économie coloniale qui triomphe avec les marchands de soupe « du monde » ou « d’ici », qui ont débordé du Mascouïnat, le bien nommé, comme une crue du Paillon et qui envahissent maintenant les rues et l’espace public. Et aussi les avocats, symboles, drapeaux noirs de la gentrification de ce qui fut le Pré aux oies. Autres temps, autres races de volailles et de basse cour… Le Babasouc du haut lui, qui grimpe sur les pentes de la colline du Château, est toujours un peu trouble, mal fâmé; mais l’âme s’en est allée. Il s’agit d’une autre vague de besogneux, de gueux, de réprouvés : la coquille sonne le fêlé.
Vous avez bien compris que là « Je me défoule », comme dit Joan Babilha. Je noircis le tableau plus que de raison. Si j’écoutais encore un peu Babilha, je me souviendrais que « trop c’est toujours trop ». Mais chacun sait que ce n’est pas avec les trains qui arrivent à l’heure qu’on fait les bons romans de gare…
Pourtant, ça fait déjà quelques années que les choses vont à ce train, de mal en pis. A l’horloge du monde, le balancier va toujours d’un côté à l’autre sans se poser à mi-chemin. On passe toujours d’un extrême à l’autre, sans jamais de mesure. Le bras de la balance qui s’arrête à l’équilibre, ça c’est la métaphore des escrocs et autres jean-foutres de la mondialisation néo-libérale. En vérité ce serait plutôt le pressoir de la nouvelle barbarie économique qui tourmente le pauvre monde, sous le poids de la rentabilité, de l’efficience, de la financiarisation et du service de ses dividendes qui engraissent les porcs et pressurent les brebis de l’autre côté du globe.
En fin de compte on voit bien que la crise du temps de Vigo, celle des années trente, a changé de millésime mais que c’est toujours la même crise qui tape toujours sur les mêmes. C’est toujours la même misère morale, sociale, économique, au milieu de la gabegie des riches, richards, richets et nouveaux riches. Les pauvres qui s’appauvrissent, les riches qui s’enrichissent, cela reste encore la meilleure définition de « La Crise ».
Et quand elle vient, la crise, mieux vaut ne pas perdre les pédales ; il faut se bouger, faire front. Hélas ! La France me semble empêtrée dans ses vieilles chimères de gloire perdue. C’est le syndrome de Toulon : le sabordage. Et pas uniquement de la flotte. Il s’agit, depuis quelques quinquinas du sabordage du Bien Commun.
C’est le sabordage d’un monde – on s’en rend compte maintenant qu’il part à vau-l’eau – auquel on a cru. Via la monétarisation de tout – et même du soleil qui devrait avoir honte de briller gratuitement pour tout le monde – les institutions et infrastructures de la Nation sont en vente. On assiste pantois à la privatisation, à l’externalisation, à la dématérialisation et si nécessaire à la paupérisation et au démembrement des services publics, au cambriolage de nos impôts. Et ainsi de suite, la liste est longue : ports, aéroports, autoroutes, chemins de fer (à propos desquels trains et rails sont deux choses à ne pas confondre), énergie (dont, vous le savez comme moi, l’électricité et les fils conducteurs n’ont rien à voir l’une avec les autres), hôpital et système de santé, recherche scientifique, Poste, télécommunications, audio-visuel, sécurité publique, Justice (4) , pénitenciaire, Office National des Forêts, enseignement et école offerts aux Gafam, etc. Et la grande pantalonade de « l’entrepreneur de soi » pour mieux fusiller en catimini le droit du travail. Même l’armée française maintenant qui « tire allemand » (5). Si on nous l’avait dit plus tôt, on aurait pu s’épargner Sedan, La Commune, et deux guerres mondiales…
Justement, le monde que nous regardons s’écrouler est celui du CNR, le Conseil National de la Ré-sis-tance. Celui du bon Monsieur Stéphane Hessel ; celui qui peu de temps avant de s’en aller fumer les pissenlits par la racine écrivait comme un testament « Indignez-vous ! ». Celui encore qui avait oeuvré « Pour un traité de l’Europe sociale »… Maintenant, quand j’amène mes élèves en voyage d’étude sur les vieux champs de batailles, et que je tente de leur faire partager avec moi le grand rêve européen, je suis saisi du vertige de la lâcheté et du mensonge. Un tel désastre, c’est à en pleurer.
Bref, ça suffit ! Je ne vais pas vous faire une leçon d’économie politique à laquelle, de toute façon, je ne comprends rien.
Alors, je suis là, bras ballants à regarder fumer l’écroulement et à hésiter. Que faire, résister ou fuir ? Suivre la voie de René Char ou celle de l’Oncle Archibald ? Si je choisis de suivre le premier chemin, alors : « Face à tout, A TOUT ÇA, un Colt, promesse de soleil levant » (6). Mais je n’ai plus le courage, encore moins la force, je ne fais plus que râler. « Je me fais vieux Gé ! » comme aurait dit le Coarazier. Et puis, ajouter la violence physique à la violence économique et symbolique, ça ne résoud rien… Quoique.
Donc, « Je me fais vieux, Gé ! ». Je n’ai plus patience. Il me faut déjà assister impuissant au grand sabordage, et je dois par dessus le marché respirer la puanteur séculaire du jacobinisme et la pestilence néo-totalitaire qui envahit à nouveau le monde, celle du retour des nationalismes, des obscurantismes religieux, des rivalités ethniques, des tribalismes.
Oncle Archibald, emmène-moi avec toi, va ! « Hors d’atteinte des loups, des chiens, des hommes et des imbéciles »…
Fuir ! Foutre le camp, loin de cette pétaudière… La Voile ? je dirai que je ne la pressens pas, pour plagier l’oncle Arthur. Les Nissards sont un peuple de montagnards qui se contentent de regarder la mer. De toute façon, dès que j’ai un pied sur l’eau, j’ai la nausée. Je n’irai donc pas bricoler avec Galibardi et Sauvaigo ; l’atelier de mon refuge ne sera pas à Caprera. Heureusement, aux Nissards comme moi reste toujours Bellanda, la Nissa des rêves, de Jules Eynaudi à Gag et à Sauvaigo – encore lui ! (celui-là, il s’est aménagé des refuges un peu partout). Vous le savez comme moi :
« Comme Pierrot je cherche fortune
Qui sait si je la ferai ?
Je ne demande pas d’avoir la lune
Laissez-moi le rêve ! »
Et quand je dis « fortune », je ne dis pas fortune d’argent, non ; sort heureux, récompense des qualités que le seigneur nous a données… non, je blague !
Non, moi mon rêve ce n’est pas la voile, ce serait plutôt le météore, l’abbaye au désert, la retraite hors du monde, mais toujours sur la bonne terre des bergers et des paysans. Fuir… Comme l’oncle Gustav (Mahler, pas Mossa cette fois-ci) qui chantait dans « Le Chant de la Terre » : « Je vais vers ces montagnes chercher le repos pour mon cœur solitaire ». Et puisque je suis dans mon quart d’heure germanophile, entre romantisme et postromantisme, je m’imagine, debout sur un piton à Ribassiera, échevelé, dans le vent qui monte de la vallée lacérant la laine des nuages sur la griffe des mélèzes. Je m’imagine, jouant le Caspar David Friedrich devant la beauté de la Vallée Méconnue et scellant ainsi, soixante-quinze ans après la dernière bataille, la réconciliation ribasso-allemande(7) …
Bref, vous m’avez compris, m’enlever du milieu. Décamper, loin du grouillement de la populace, de la morgue des nantis, de la bêtise des flics, de l’arrogance des milices, de la boulimie publicitaire, de la consommation pathologique, de la course et du stress perpétuel. Vous me comprenez.
Puisse-t-il en être ainsi… si c’était aussi simple. Le moment vient où il est déjà trop tard pour la fuite. Et même si la tentation vous prend jeune, l’Homme reste un animal social.
Il n’y a pas longtemps, nous étions à Collabassa pour tailler les oliviers, entre Noël et le jour de l’an. Les Hollandais du coin organisaient comme chaque année leur apéro-dînatoire et invitaient les gens à venir, chacun apportant son petit quelque-chose, à boire le verre, discuter, écouter ou pratiquer chant et musique dans l’église grand ouverte, se réchauffer autour de braséros installés sur le parvis. Nous fîmes la rencontre d’une femme en villégiature que nous appelons depuis « la veuve ». Elle nous conta – entre autres considérations sur la marche du monde et la colonisation des vallées par les riches Bataves – son voyage initiatique de jeunesse dans les étendues infinies et sauvages du Canada.
Comme tous les adolescents – disons la plupart d’entre eux – elle rêvait d’échapper aux contraintes de la société, en s’évadant dans des espaces immenses et des routes ouvertes vers des contrées lointaines. Enfin, toujours la même chose, Le Voyage : « Au bout de l’inconnu, pour trouver du nouveau »… Et donc à dix-sept ans – et chacun sait qu’à cet âge on n’est pas sérieux – elle s’en est allée dans son fantasme de solitude américaine et de rode tripe de trappeur, hors de la civilisation, Casparine Friedriche à sa façon dans la forêt du Nouveau Monde. Et elle nous dit ainsi : « Des centaines et des centaines de kilomètres avec, aux vitres de la voiture, des sapins, des sapins, toujours des sapins, tous les mêmes, un mur de vert de sapins. Et de temps en temps une bête entrevue dans sa fuite. Et des heures et des heures et des journées sans une maison, un village, une présence humaine »… Le rêve de solitude et d’immensité est vite tombé à l’eau !
De retour dans l’Ancien Monde, elle nous dit comment elle avait redécouvert l’Europe, comme elle s’était émerveillée de la variété de sa nature, passionnée pour sa diversité humaine, sociale, culturelle et de fait, nous dit son bonheur de revenir à la société des Hommes.
Pardonnez-moi de faire une dernière fois le cuistre mais, au point où j’en suis, il me faut encore citer l’oncle Albert : « L’Homme refuse le monde tel qu’il est et pourtant il n’accepte pas de lui échapper. En fait les hommes tiennent au monde et, dans leur immense majorité, ils ne désirent pas le quitter. Loin de vouloir toujours l’oublier, ils souffrent au contraire de ne point le posséder assez, étranges citoyens du monde exilés dans leur propre patrie » (8) . C’est un air que nous pouvons entendre et qui résonne de l’Atlantique jusqu’aux Alpes !
Je resterai donc, bien sûr. Comment abandonner « au point où j’en suis » mes proches, la famille qu’avec le temps on apprend à ne plus haïr, les amis, les collègues, la troupe des saltimbanques, toute la vie sociale, artistique, les concerts, les spectacles, les rigolades des enfants, le rire des filles, le sourire et la beauté des femmes.
Je resterai donc. Et pourtant. Retournant l’autre jour au sas de l’automobile, j’ai fait comme d’habitude le détour jusqu’au trottoir d’en face, pour échapper au mur du chemin de fer qui est devenu, avec le temps, la pissotière municipale du quartier. Les clients des bistrots, les badauds, même les parents qui descendent de voiture pour y mener pisser les gosses ! Et je vous épargne ceux qui continuent à cracher par terre du temps de la pandémie et du confinement…
Je resterai donc. Mais toujours le cul entre deux chaises, un pied sur le départ et, prudent, je laisse toujours la porte entrouverte. Repensant à tout ça je sifflote, comme l’oncle Archibald :
Ô vous, les arracheurs de dents
Tous les cafards, les charlatans,
Les prophètes,
Comptez plus sur oncle Archibald
Pour payer les violons du bal
A vos fêtes… (bis)
Miquèl de Carabatta 2018 – 2020
Toulon – fin 1942
Nos an escrich :
Roger Gilli Miquèl de Carabata, lo mèstre de la leteratura nissarda, un ver plaser de lo legir. En esperant d’autres. E Viva !