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Amics occitans, la cronica Ribon-Ribanha d’ancuei titrada « DISCOURS ET PARABOLE DE LA PAROLE PERDUE » v’es prepauada da Miquèl de CARABATTA, sòci de l’IEO-06. Asperam tanben lu vòstres escrichs per li cronicas futuri, que sigon racòntes dau passat ò dau quotidian, articles jornalistics, galejadas, poesias, cançons, scenetas de teatre, bandas dessenhadi…


a l’adreça : ribonribanha@yahoo.fr
« La garderem ribon-ribanha, nòsta rebèla lenga d’Òc ! »

Per legir lo tèxte en niçard : http://ieo06.free.fr/spip.php?article4202

DISCOURS ET PARABOLE DE LA PAROLE PERDUE

« Les peuplades de l’Orénoque n’existent plus ; il n’est resté de leur dialecte qu’une douzaine de mots prononcés dans la cime des arbres par des perroquets redevenus libres, comme la grive d’Agrippine qui gazouillait des mots grecs sur les balustrades des palais de Rome. Tel sera tôt ou tard le sort de nos jargons modernes, débris du grec et du latin. »

François-René de Chateaubriand, « Mémoires d’outre-tombe », VII, 10.

DISCOURS SUR LES LANGUES DES SEPT PUTAINS

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Gravure du XVIIème siècle représentant la Grande Prostituée de Babylone
Chevauchant la bête à sept têtes

[…] « & probablement, au lieu de la langue des Trouvères, nous parlerions celle des Troubadours, ſi Paris, le centre du gouvernement, avoit été ſitué ſur la rive gauche de la Loire. »
RAPPORT
Sur la néceſſité & les moyens d’anéantir le patois, & d’univerſaliſer l’uſage de la langue ſrançaiſe, par GREGOIRE
Séance du 16 prérial, l’an deuxième de la République une & indiviſible

Eh ! bien justement, j’avais choisi de la parler cette langue des troubadours, lors d’une intervention à Saint Martin. Tout cela a été renvoyé aux calendes françaises du fait de la succession d’avanies et de malheurs qui sont venus s’abattre sur notre « Dérisoire Petite Patrie ». Quand Monsieur Gili m’avait demandé d’intervenir dans la vallée de la Vésubie, il m’avait aussi soufflé à l’oreille qu’il aurait été judicieux de ma part de vous faire entendre le patois d’une autre vallée du pays niçois, une vallée méconnue, dont personne ne sait où elle se trouve, mais dont je puis vous assurer qu’elle sépare la Vésubie de la Roya. Alors courage, accrochez-vous, je vais vous parler la langue de la Vallée Méconnue !

Depuis des années, la querelle linguistique secoue la République qui craint comme le diable le danger de la division. Tout, ou presque tout, a déjà été dit sur le sujet. Pour ma part, je ne suis pas assez savant pour apporter quoi que ce soit de neuf au débat. Vous devrez donc vous satisfaire d’une gueulante, de la dérision d’un rimailleur de festin, d’un petit pamphlet, puisque le pamphlet est la seule chose qui reste pour se défouler quand deux cents ans de raisonnement n’ont servi à rien.
Cela dit, revenons à l’abbé Grégoire – Dom Gregòri, comme on dit. Il ne s’agit pas, hélas, d’un des quatre capucins du « Vin dei Padre », la pièce de Francis Gag. Je ne vous parle pas des frères Ilarioun, Gregòri, Bonaventura e Mansuet, mais bien du député de la première République.

Donc, […] probablement, au lieu de la langue des Trouvères, nous parlerions celle des Troubadours, fi Paris, le centre du gouvernement, avoit été fitué fur la rive gauche de la Loire. » Nous atteignons déjà la pierre de touche. Langue et gouvernement liés, mêlés ; la langue est bien ici l’expression du pouvoir. C’est d’ailleurs ce que commencent à apprendre les freluquets qui font les études de sciences politiques : La première politique d’un État est la politique linguistique. C’est ainsi que, tout juste deux cents ans après le rapport de l’abbé Grégoire, en 1992, et histoire de terminer le travail, la cinquième République a cru bon et nécessaire d’ajouter à l’article deux de la Constitution : « La langue de la République est le français ». Et vous savez tous qu’en France, la Bible, le Coran et le kamasoutra réunis ne sont rien à côté de la Constitution…

On nous dit que cet ajout constitutionnel avait été fourbi pour faire barrage à l’influence diluvienne de l’anglais, à sa regrettable tendance à l’hégémonie, et à la diglossie qui prenait peu à peu racine dans les esprits et la langue des Français. Cette préoccupation, saine au demeurant, montrait surtout la crainte que suscitait l’ombre du traité de Maastricht. L’intégration monétaire et économique qui se préparait préfigurait déjà l’intégration linguistique à l’anglais, nouvelle koïnê mondialisée des rapports économiques, scientifiques, diplomatiques et culturels. On a vu le résultat : la Grande-Bretagne peut bien abandonner l’Union Européenne, la pénétration de l’idiome anglo-américain dans la vie quotidienne n’a jamais été aussi forte ; et l’article deux de la Constitution, impuissant qu’il était, s’est retourné contre les langues de France – qui se seraient bien passées de ce coup de couteau dans le dos. Mais nous y reviendrons plus loin.

Car je vois bien dans vos regards l’agacement, l’impatiente curiosité et, pour la part mâle de l’assemblée, une certaine concupiscence jubilatoire à l’espoir de voir apparaître ici ces sept putains, en lieu et place d’un vieux Barbet de réforme, marmonnant dans une langue oubliée… Je suis pourtant sûr que les plus malins d’entre vous auront déjà fait le lien entre le titre de mon discours et la Prostituée de Babylone, et donc avec Babel, la tour qui se trouva à l’origine de la soi-disant discorde du plurilinguisme, dans ladite cité de Babylone… Babylone et la tour de Babel, bâtie comme une provocation sous l’impulsion rebelle de Nemrod qui voulut soustraire le peuple à la crainte de Dieu, pour mieux imposer son autorité personnelle. Vous connaissez la musique… Dans la Bible donc, c’est-à-dire dans les racines profondes de notre civilisation, le plurilinguisme apparaît déjà comme un châtiment divin, la réponse à l’offense d’une volonté d’autonomie – pour ne pas dire d’indépendance – par rapport à un pouvoir souverain et autoritaire. Étonnez-vous après ça que la République, instruite du « retour d’expérience » du Bon Dieu en personne, veuille s’assurer d’un peuple soumis à une seule langue !

Oui, putain de langue ! Et l’autre, la putain de Babylone chevauchant le Dragon à sept têtes, et à sept langues donc – langues qui se trouvent être coupées à coups d’épée dans bien des contes populaires. La langue qui, dans le proverbe niçois « n’a pas d’os, mais en fait rompre » ; ou encore la mauvaise langue, dite langue de pute ou pire, de sept putains… sept putains qui sont peut-être les filles de la fameuse « Madama Jourdan », reine des bordels de Villefranche ! Sept filles donc, car en France elles sont bien sept : Oc bien sûr, Oïl, Si, mais aussi Basque, Celtique, Germanique et Catalane. Je devrais aussi citer les sœurs Créoles, mais cela ferait huit et ça ne m’arrange pas… Sept putains de langues dans l’esprit de la République qui s’acharne depuis plus de deux siècles à conjurer ces démons(1) qui sont ce que l’on nomme aujourd’hui les langues de France.

Mais laissons de côté Madama Jourdan – rassurez-vous nous y reviendrons – pour essayer de comprendre ce qu’est une langue, un dialecte, un patois. Déjà, histoire de mettre tout le monde d’accord, on peut les ranger tous les trois sous un seul terme : un idiome. Une langue serait ainsi tout idiome assurant deux fonctions sociales, la communication et l’identification de l’individu à son groupe. On peut laisser de côté la langue comme sorte de code, moyen de communication orale et/ou écrite des idées, sentiments, pensées. Chacun le comprend bien. Mais la langue est bien plus que ça. Une langue est aussi bien l’intériorisation que l’expression d’une culture, d’une civilisation. Ce sont bien les mots qui décrivent l’univers quotidien du Sahara, de l’Arctique ou de la vallée de la Vésubie. Et ils ne peuvent être les mêmes ! Ainsi, une langue est d’abord l’image sonore d’une vision du monde, le moyen de transmission d’une mythologie, d’une onomastique, d’une toponymie, d’une histoire individuelle ou collective, d’une géographie, d’une poésie, d’une littérature orale ou écrite, d’un humour, des formes de la parenté, des arts et techniques, et de tout le patrimoine immatériel d’une civilisation. La langue est l’outil qui fait naître la pensée et lui donne forme humaine, culturelle, et donc riche de diversité. Pour un peu mieux comprendre le monde, il vaut mieux comprendre et parler plusieurs langues qu’une seule. De même que comprendre et parler divers dialectes (2) d’une même langue aide à la compréhension de son propre petit univers.

La France était chanceuse. C’était la nation qui recueillait la plus belle, la plus large diversité linguistique d’Europe occidentale : les sept filles dont nous parlions tout à l’heure… Qu’en avons-nous fait ? Nous avons dilapidé notre héritage. Au lieu de s’appuyer sur une population « naturellement » polyglotte pour développer ses qualités intellectuelles, l’école des « hussards noirs » de la République s’est acharnée – avec des moyens barbares – à déraciner des cervelles enfantines leur langue maternelle. Aujourd’hui, ce serait noté d’infamie ou de crime. Toutes les études de psychologie cognitive montrent pourtant que le bilinguisme est un atout pour tous les apprentissages et le développement intellectuel des enfants.

En vain. La France, la Nation, la République, appelez-la comme vous voulez, depuis le Moyen Âge jusqu’à aujourd’hui, a réuni des peuples divers et, dans sa chimère universalisatrice, leur a arraché la langue. Arraché la langue, mais pour en greffer une autre à la place. « Tuez-les toutes, Dieu reconnaîtra la sienne », pourrait être le parangon des politiques de la langue en France, depuis les aventures de Simon de Montfort chez les Albigeois… C’est ainsi que le patois de l’Île de France, avec armée, marine et diplomatie, a pris rang de langue. Nous tenons là une autre définition des rapports langue-dialecte, selon une école de linguistique plus pragmatique (3) …
Maintenant, le mal est fait. Et la glottophobie, pour reprendre le concept de Philippe Blanchet (4) développé en 2016, est toujours plus d’actualité.

Cela fait maintenant huit cents ans que la France voit dans la langue française un moyen de domination politique, économique, culturelle ; c’est-à-dire de domination coloniale, aussi bien outre-mer qu’à l’intérieur de la métropole – telle était la thèse de Robert Lafont qui fut candidat à l’élection présidentielle de 1974. Pour ce qui est plus précisément de notre Comté, nous nous souvenons que le Professeur Paul Castela a pu dire que l’annexion de Nice est la seule entreprise coloniale que la France ait jamais réussie.

– Que faire ? se sont alors dit les protecteurs des langues de France. À un moment où l’on comprenait déjà que les familles n’assureraient plus la transmission, que l’ascenseur social était programmé en français, il est apparu que l’enseignement pouvait encore sauver les meubles des langues minorées. Et en effet, depuis 1951 et la loi Deixonne, il n’était plus strictement interdit d’enseigner les langues de France à l’école de la République… Certains, comme Charles Camproux, font alors le pari de l’enseignement (5 ).

Les professeurs, après la création d’un C.A.P.E.S. de breton en 1985 ou d’Occitan en 1992, se sont sentis pleins d’élan. Mais sur le champ de bataille les soldats ont vite manqué. Malgré le nombre de candidats, les créations de postes se sont réduites à presque rien. Des lois de circonstance, des mesures décoratives ont tenté de faire illusion, mais le manque de moyens est resté la norme. Dans les établissements, les collègues sont en bagarre perpétuelle avec les administrations à tous les niveaux, du Ministère à l’Inspection Académique, aux chefs d’Établissements, et jusqu’aux collègues eux mêmes. L’Université – pour ce qui est de celle de Nice – est épuisée et cela fait déjà des années qu’elle n’assure plus la relève des vieux enseignants, comme moi. Naturellement plus personne, ou presque, ne veut se lancer dans une bataille dont on ne voit d’autre issue que « la défaite sans avenir ». L’État est maître bloqueur de robinets ! Tuez l’offre, et la demande en viendra vite à défaillir…

En fait, et comme l’écrit Michel Feltin-Palas, « […] la philosophie de l’État, au fond, n’a pas changé. Les gouvernements continuent à réduire ces fichues langues qui s’acharnent à ne pas mourir à un simple élément du « patrimoine » […]. En clair : un vague élément du passé, qu’on époussette de temps en temps en attendant que le temps en vienne à bout et que l’on continue de mépriser. (6)»

Il nous resterait encore à espérer dans la volonté des gens de continuer à faire vivre la langue des aïeux… Mais nous sommes tombés à un degré d’aliénation et d’acculturation des peuples vertigineux. Nos contemporains ne sont même plus capables de prononcer leur nom correctement. Je me souviens de Monsieur Ciamos qui, à quelqu’un qui lui demandait s’il n’était pas un peu grec d’origine, ne savait que répondre… Son grand-père était un Chamous de la Tinée, ou du Var, je ne sais plus. Comme l’autre Nissardas qui me parlait de la soi-disant gréquitude de Mme Nespoulous, sans même reconnaître l’étymon du « bouche-cul » niçois. Enfin, avec le temps, les nèfles mûrissent, dit le proverbe… C’est comme les Ciais, ou Chaix qui ne se souviennent plus qu’ils s’appellent Chaïs ou Caïs, selon la vallée(7) …

Comment voulez-vous le leur reprocher, quand leur langue ne leur est pas enseignée et quand elle n’apparaît pas dans la réalité sociale quotidienne, quand elle ne peut pas s’extraire du registre du folklore. Le silence des médias, radios, télés est tout à fait assourdissant. L’existence même de nos langues n’y est pas évoquée. C’est le néant médiatique absolu. Grâce et hommage soient ici rendus à mon cher ami et pays Joan-Pèire Belmon, qui s’est battu toute sa vie pour faire vivre la langue d’oc à la radio et à la télévision et qui, en vain à dire vrai, y a laissé la peau. Les efforts des bonnes volontés associatives, individuelles, sont stériles, comme si elles s’échinaient à écraser de l’eau dans un mortier, face à l’inertie de l’État, à sa volonté séculaire « d’anéantissement ». La vie culturelle des langues, la création, sont étranglées du fait du désintérêt des milieux économiques, de l’ostracisation, la minoration, la folklorisation des écrivains, musiciens, créateurs et artistes de toutes les sortes. Revendiquer des droits culturels dans cette ambiance c’est un peu comme embarquer sur la Nef des Fous. Et puis enfin, de quoi se plaint-on ? Il n’est pas interdit d’user de la langue dans l’espace privé !

Restreindre les langues à l’espace privé c’est le moyen doux de les livrer, mine de rien et avec cynisme, aux degrés ultimes de leur dialectisation, de leur pulvérisation, et de les réduire à leurs querelles de clochers et de graphies.
Tuer ainsi les langues de France c’est en fait tuer la Nation, au lieu de la rassembler. Robert Lafont (8) dit que c’est à Verdun que les peuples de France se seraient véritablement réunis pour la première fois dans le mythe de la France. Mais en même temps, l’épouvantable carnage a scellé la fin de ce mythe. Et ce ne sont pas les langues de France qui, aujourd’hui, font de nouveau brandir par le pouvoir central l’épouvantail du « séparatisme » ; c’est l’éclatement de « l’archipel français »(9) en une poussière d’îlots sociaux, religieux et ethniques, tous fort éloignés de l’idée de démocratie culturelle qui reste chère aux « indépendantistes » félibréens, occitanistes ou bretonnants…

En définitive on pourrait même parler, dans notre cher pays et, s’appuyant sur le concept de Philippe Blanchet, de bien plus que de glottophobie. Dans l’indifférence quasi générale, le pays de la Philosophie des Lumières et des Droits de l’Homme a mené à bien un véritable glottocide. L’État plurilingue, les peuples plurilingues, resteront l’exemple impossible de pays comme la Suisse, ou le rêve de temps passés, comme celui de la Savoie ici chez nous, le temps où nous étions tous des Austro-Sardes, pour plaisanter encore une fois avec l’ami Sivirine.
Je vais même pousser le bouchon un peu plus loin et, avec un brin de provocation je vous l’avoue, je dirai que si le bon Maréchal n’avait pas perdu la guerre, si le grand Général n’avait pas rétabli la République, la devise de l’État Français aurait bien pu être : Ein Volk, ein Reich, eine Sprache !

Il nous faut cependant remarquer que la langue germanique a subi deux revers majeurs, en 1918 et en 1945. C’est même l’occasion de réaliser que ces millésimes sont ceux de victoires majeures de la langue anglo-américaine. Retournons donc à l’introduction de mon propos, à l’article deux de la Constitution et à l’adjonction faite le 12 mai 1992 : « La langue de la République est le français ». Si le français est bien désigné comme « la » langue de la République, il n’est pas dit qu’elle est « la seule » langue de la République. Pourtant, le Conseil Constitutionnel et le Conseil d’État, à compter de son vote, vont utiliser cet article, non tant contre l’anglais – ce qui était son but – mais contre les langues de France. Déjà en 1539, l’édit de Villers-Cotterêts, qui visait pourtant l’emploi du latin, avait été une première condamnation des langues de France. C’est justement ce que craignaient plusieurs députés et autres défenseurs de nos idiomes minoritaires.
C’est en usant de cet article, par exemple, que la France n’a jamais ratifié la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. De même, c’est ainsi qu’a été annulée une disposition de l’Assemblée polynésienne qui permettait aux orateurs de s’exprimer aussi bien en polynésien qu’en français. C’est ainsi, pour finir, que le linguiste Bernard Oyharçabal a écrit : « L’esprit du texte était de défendre la langue française principalement face à l’anglais (…). Il [est devenu] un instrument de discrimination envers les langues de France autres que le français ». (10)

Comme mon grand-père en 1940, mobilisé dans les forts de la frontière italienne, la France se servait du bon fusil, mais pas de la bonne cartouche (11). L’intention était bonne, mais sa mise en œuvre impossible. « L’hégémonie culturelle » du monde anglo-saxon – pour reprendre le mot d’Antonio Gramsci – a continué de s’imposer, soutenue par la domination financière, économique, politique, scientifique, militaire de l’Oncle Sam. C’est ainsi que le Conseil Constitutionnel, pour revenir à lui, a castré en 1994 une partie de la loi Toubon de 1992, sur la langue française. Sous la pression des milieux de la publicité et des médias qui gavaient la populace d’anglicismes, le Conseil a eu le culot de déclarer que la loi était « contraire à la liberté de pensée et d’expression »… Mélange de laxisme cynique, d’ arrogante ignorantise, de snobisme, de lâcheté ? En attendant, la langue du plus fort est toujours la meilleure.

Car pendant ce temps, la diversité linguistique de l’humanité se restreint dramatiquement avec la disparition de centaines d’idiomes. Partout, le rouleau anglo-américain écrase la diversité culturelle et fourre « The master’s voice » dans les esprits, les pensées, les représentations. Il ne s’agit plus d’échanges entre les langues et civilisations, il s’agit de perfusion, de sens unique. Le français ne fait pas exception et, depuis déjà longtemps, n’influence plus la pensée mondiale. C’est même le contraire. Chacun son tour. La langue de la République se trouve en situation diglossique, un peu comme s’y trouvèrent les langues de France : le mot français se retire pour laisser la place à un mot anglais de même sens, mais avec tellement plus d’élégance, de distinction, et la gratification pour les Tartuffe de s’inscrire dans le courant dominant (12).

Cependant, le patois de la Vallée Méconnue pourrait aider le français en difficulté. Par exemple, le timing se dit la cronologiá ou lo calendari, le tracing est lo traçatge, le tracking c’est la traca, la recerca, et le fast track lo cort camin. Le fooding c’est lo ben manjar (par opposition à la mal-bouffe). Le makingoff se comprendrait si on le nommait simplement la fabrica. Safe ou secure, ce n’est rien de plus que la segurtat. Les followers ne sont que des seguilhons, des suiveurs ; mais il est vrai qu’il est plus gratifiant de se dire follower que brebis grégaire. Et si cela vous amuse de suivre une fèc gnouze, c’est peut-être que vous aimez la mode trompétante de la nòva fecala ? Une Task force peut se dire simplement fòrça especiala, ou d’intervencion, de truc, d’accion… et task force vaccin, fòrça d’accion vaccinala. Que dire de la trahison de la Toulouse Business School au pays du Gay Saber ; l’Escòla de Coumerci de Tolosa ? Cela marche sans doute avec la caena logistica, la Supply Chain en français contemporain. Et le patron de l’entreprise « France Supply Chain », concurrente de « France Logistique » la bien nommée, n’est peut-être pas un follower des Jeux floraux ! Toujours en économie, le click and collect ; qu’on appelle le pica leva du côté de la Roacha(13) .
Pire que la lâche soumission à la diglossie, est le goût de la laideur, le reniement, la perte ou la perversion du goût naturel qu’on doit avoir pour sa langue maternelle : dispach, dispacher. C’est l’onomatopée du crachat s’écrasant sur le visage des langues romanes : Spach ! Si le français ne parvient plus à traduire le verbe, à Ribassiera nous en avons au moins trois : despartir, distribuïr, atribuïr ; et encore ventilar, etc.

Surplombant cette acculturation planétaire, le cloud, dont chacun sait que c’est una nèbia, nage comme un gros poisson sur la bêtise de la mondialisation néo-libérale ; et je m’arrêterai là car on pourrait en écrire un livre. Mais le pompon revient au Gouvernement, à l’État français qui a renommé L’Institut National des Données de Santé (INDS) en – tenez-vous bien – Health Data Hub. En patois ce serait la Plataforma dis Donàias de Sanitat, pour bien se faire comprendre. Notez que de l’un à l’autre s’est perdu l’adjectif « National » et je ne pense pas qu’il soit nécessaire de vous faire un dessin. Sur le site, en première page, vous trouvez le Starter kit. Tanta Victorina aurait appelé ça lo necessari de partença et tout le monde aurait bien compris… Dans son élan, et sans plus de honte, voici que l’État organise le One Planet Summit, Som de la Planeta – une et indivisible… en attendant le collaps, lo prefondament gran ! Dernière cocarde sur la cocarde, L’Union Européenne qui accouche du Digital Service Act (DSA), que nous appelons à Ribassiera Reglament dis Servicis Numerics, et que je n’ai jamais entendu nommer en français.

Sans même une once de provocation cette fois-ci, la devise du monde nouveau pourrait être : « One Planet, one Empire, one Language ! ». À ce rythme et d’ici quelques années, le français sera devenu lui aussi, comme le disait Giono à propos du provençal « une langue qui n’est plus parlée que par quelques apothicaires »…
« Après nous le déluge », me direz-vous ; nous n’y serons plus. Peut-être, mais moi qui suis allé récupérer la langue que je vous parle en ce moment, en la rattrapant par les cheveux, comme une qui se noie, je connais le prix de la perte.

« Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
– On entend dans les bois lointains des hallalis. »

Pourquoi quelqu’un qui parle la langue d’oc devrait-il se passer de Rimbaud ? Pourquoi quelqu’un qui parle français devrait-il se passer de Mistral ?

« Car, de mourre-bourdoun qu’un pople toumbe esclau,
Se tèn sa lengo, tèn la clau
Que di cadeno lou deliéuro.
 » (14)

Et la clef, nous la laissons perdre, ou nous la jetons aux orties… Putains de clefs qui nous rendent fous ! Heureusement il y a Alain Pelhon qui m’appelle depuis le Paillon : « Òme desvelhe-ti ! Es encà temps ».(15)

Miquèl de Carabatta, Nissa, mars 2021

***

LA PARABOLE DE L’ONCLE MIQUELIN

« On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre. »
Emil Cioran, « Aveux et anathèmes », Gallimard, 1987.

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Image publicitaire et logo de la marque The Gramophone Company Ltd, 1899.

Il y a déjà longtemps que les vieux oncles sont morts. Mais ils ont laissé des traces.
Et nous nous souvenons tous des coups à boire sous la treille de Barba Michou à Collabassa ; de cette chouette en plastique que le vieux filou actionnait avec une poire de caoutchouc, et qui pissait un jet d’eau à la figure des enfants qui venaient la contempler. Nous nous souvenons, alors, de ses éclats de rire.
L’Oncle Miquelin, quant à lui, n’était pas aussi facétieux.
Beau ténébreux, bourreau des cœurs et grand queutard – grand travailleur aussi – du temps du prolétariat écrasé mais triomphant, il fut un maçon habile et respecté. Son enfance avait pourtant été paysanne, à la Colle, au crépuscule du monde biblique qu’a encore pu nous montrer vittorio de Seta (16). La grande calamité du temps, la tuberculose, avait fait de lui un orphelin de mère ; et même de père à vrai dire, puisque ce salaud l’avait abandonné. Ainsi, ce furent ses aïeux, Barba Miquè – de Carabatta – e Tanta Madalena qui l’élevèrent. Miquelin gardait pour eux une reconnaissance et une vénération affectueuses. Comme tous les paysans du « Novecento », il avait fallu qu’il change de monde et aille s’employer en ville ; c’est-à-dire à Nice. Et comme tous les Italiens, ou moitié Italiens, moitié paysans, moitié Nissards, moitié « Français de Couni » (selon la proportionnalité massaliote de César), il avait échoué dans le bâtiment.
C’est ainsi que dans sa jeunesse, du temps de l’occupation allemande, les flicards français l’avaient attrapé – non pour ivresse publique, mais pour le STO – et envoyé en Allemagne. Il se retrouva dans quelque campagne, valet de ferme, à faire le travail de quelque fils envoyé au front – et qui n’en est jamais revenu, comme disait le poète. En attendant, la fille des paysans elle, n’y était pas au front… Notre « Zoli cœur » ne tarda pas à la séduire. Et ils prirent du bon temps tous les deux. Et il arriva donc qu’à la fin de la guerre, la jeune Tecla était enceinte. Au lieu de profiter de la chance et d’assurer la pérennité de leur domaine, les patrons, en bon vieux culs-terreux qu’ils étaient, le prirent mal. Quand bien même fussent-ils vaincus, écrasés, détruits, ils conservaient leur arrogance de purs Ariens chevillée à l’âme. Que n’auraient pas dit les gens du village si leur fille s’était mise en ménage, ou pire ! mariée avec un métèque et, pire encore, si elle avait promené dans le pays le bâtard de ce métèque, moitié Italien, moitié paysan, moitié Nissard, moitié Français…

Ils les chassèrent tous les deux. Et l’Oncle Miquelin s’en revint chez nous avec tout ce qu’il faut pour fonder un foyer, la plume au vent, et la vie sauve pour toute fortune.
Mais ce n’est pas cette histoire que je voulais raconter.
Miquelin était donc en Allemagne pendant la guerre ; et il y était encore pour assister à la fin du Reich. Il vit donc arriver « nos amis Américains » ; ce qui n’était peut-être pas aussi pire que de se voir arriver « nos amis Soviétiques »… Quoi qu’il en soit, et du soir au matin, sa vie bascula du statut de galérien à celui d’homme libre, de la honte à la fierté, des misères et des privations au spectacle de la prodigalité de ce monde nouveau et encore inconnu que la corne d’abondance étatsunienne entreprenait de déverser sur des Européens affamés, dénutris et loqueteux.

Mais autant les vaincus que les libérés, tous ceux qui avaient souffert des années durant, peinaient à supporter le regard hautain que les mâcheurs de chewing-gums portaient sur les peuples de miséreux et d’attardés auxquels ils venaient prodiguer la Liberté et les bienfaits universels de la libre entreprise, de la consommation et du gaspillage effréné. C’est ainsi – et l’ambiguïté étant le sel de tout sentiment humain – qu’à la reconnaissance et à l’admiration venait se mêler une brume trouble d’humiliation et de rancœur. C’est sans doute ainsi que Miquelin vécut l’advenue de cette engeance nonchalante et décontractée, dans le naufrage fumant d’un monde vieux et achevé sous les bombes.
Donc, les batailles terminées, les troupes US occupaient le secteur de la ferme de Miquelin. Dans les bourgs, flânaient des troupeaux de soldats en quête de quelque chose, ou de quelqu’une. Ils fumaient ces cigarettes dont la fumée même exhalait le luxe, la richesse et la gloire. Ils parlaient à tout le monde comme s’ils le connaissaient, dans leur langage criard.
– « Alors, me racontait mon oncle, en bon Nissard de la côte, j’en ai vu un qui s’amenait vers moi avec des airs de « coboy» ; et il faisait le dur, il faisait ; tout faraud dans son uniforme de m’as-tu vu flambant neuf, tu sais. Il s’est mis à me bafouiller quelque chose que j’y comprenais rien ».
Miquelin se pressait une narine avec le majeur et contrefaisait la voix nasillarde de l’Americain.
– « Tu sais comme ils font, ils te parlent comme les grenouilles, les petites reinettes du bassin, tu sais ! Moi je voulais me tirer, mais l’autre me tenait la jambe, baratinait toujours…
Alors, je lui ai foutu mon poing dans la gueule ».

Je ne crois pas que l’Oncle Miquelin ait réalisé sur le champ toute la portée symbolique, politique, de sa geste ; la beauté de la performance artistique, de la prouesse poétique qu’il venait de poser là, face au nouvel équilibre des puissances mondiales qui venait de se renverser. Pour sûr, il n’y vit pas ce qui est maintenant pour moi une véritable parabole.
Pourquoi en venir aux poings, et avec un type plutôt amical, qui demandait peut-être un plan pour dénicher une bouteille d’eau-de-vie, pour trouver le bordel le mieux pourvu de chair fraîche ? Ou peut-être au contraire trafiquait-il lui-même du tabac, des vêtements, des couvertures, des pistolets, du whisky, des conserves, du pain de munition, des rations K, des kartoffeln, de la barbaque, ou des filles ? Enfin, le quotidien de la guerre…
Miquelin ne cherchait pas de fric, de cul ou de défonce. Il cherchait sa liberté. Toutes ces années, il avait fallu obéir au sabir allemand : Die Stimme seines Herrn (17). Et voici que, les Prussiens culbutés les jambes en l’air, apparaissait un autre jargon, vainqueur, prétentieux, flambeur, aussi incompréhensible que l’autre, mais qui pour sûr tenait le bâton par le bon bout. Je crois que Miquelin, inconsciemment, intuitivement, grâce à l’instinct paysan que lui avait transmis Barba Miquè, avait compris qu’il s’agissait moins d’une libération, en ce printemps 1945, que d’un changement de maître. Désormais, il faudrait connaître et apprendre The master’s voice (18).
Quelques kilomètres plus loin, c’était désormais голос его хозяина (19). Autres maîtres, autres voix, autres guerres à venir, choc des propagandes, luttes d’influences des modèles culturels, des visions du monde, des formes de pensées… Et à la violence physique s’ajouta, de chaque côté des zones d’occupation, la violence psychique de l’acculturation. Mais que voulez-vous faire ? Nous autres Nissards avons peiné aussi, du nissard à l’italien, de l’italien au français et maintenant, du français à la master’s voice.
Heureusement, il y aura toujours des anticonformistes, des contradicteurs, des troubadours, des poètes, des musiciens, des maçons ou des cordonniers, aussi bien pour faire courir les plumes que pour faire tourner les poings. Et cela de même qu’Angelo Pardi tirait le sabre, ou que Corto Maltese relevait le revolver : pour la beauté du geste, pour le sentiment de sa dignité, par fidélité à l’honneur et à l’esprit perdu d’une Dérisoire Petite Patrie.
Le coup de poing de Barba Miquelin n’a pas inversé la marche du monde, pas plus que les mises en garde des deux Claude, Claude Lévi-Strauss ou Claude Hagège. Amin Maalouf peut demander la même attention à la biodiversité culturelle que celle que chacun porte aujourd’hui à la biodiversité écologique. Rien n’arrêtera plus l’élan de l’uniformisation et de l’hégémonie culturelle de quelques dominants.

Pour les langues opprimées, « Le jour se lève !… il faut tenter de vivre ».

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Miquèl de Carabatta, Nissa, mars 2021

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